Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bizarre colloque, ils tournaient et tournaient autour d’un bassin à jet d’eau qui décorait la cour d’honneur… Que pouvaient-ils se dire ? Pourquoi devisaient-ils ainsi, dans l’ombre de la nuit tombante, alors qu’en son salon Oudinot attendait ?… Plus tard la curieuse police voulut se renseigner et posa la question : « Ma foi ! je ne me souviens pas ! » répondit d’abord l’oublieux Fournier ; puis, recouvrant soudain la mémoire : « Nous avons parlé de chevaux… » Bah ! de chevaux ? Avec une telle exubérance de gestes ? Invraisemblable ! Et devenue plus curieuse encore, la police ne fut pas convaincue.

Ils gravirent enfin les marches du perron.


VI. — BALTHAZAR D’OFFICIERS

Avec ses laiteuses blancheurs, les dessins tourmentés de ses panneaux, leurs coquilles, guirlandes, perles dorées, le grand salon de Polangis était d’un art charmant, mais passé de mode, et rappelait des jours à jamais disparus. Une marquise en falbalas, coiffée à la Malabar et minaudant sous l’éventail, s’y fût trouvée mieux à sa place qu’un militaire fumant la pipe et sacrant à larges gueulées. Par les croisillons des fenêtres, on apercevait des jardins. Un rimeur didactique, le prolixe Esménard ou le verbeux Delille, auraient décrit avec bonheur le solennel ennui de ce vieux parc à la française. Ici, pour loger le sylvain, d’épais massifs de marronniers, et là, une cascatelle à rocailles, la naïade obligée de tout ermitage. Plus loin, c’était l’onduleuse ramure de grands arbres, de silencieuses profondeurs, des ténèbres de futaie. À cette heure songeuse d’un jour finissant, dans les flottantes vapeurs montées de la rivière, ce paysage qu’estompait la brume eût dit à quelque Senancour l’amère mélancolie des choses exhalant leur tristesse.

Tous les convives se trouvaient à présent réunis ; des officiers pour la plupart : les généraux Delmas, Dupont, Dessoles, Bourcier, Marmont ; le cuirassier Margaron, chef de la 1re demi-brigade de « cavalerie ; » le colonel Fournier, le capitaine Lamotte, aide de camp d’Oudinot. Plusieurs de ces personnages étaient d’importans divisionnaires, mais, pareils à Delmas, n’avaient dans les bureaux de la Police qu’un fâcheux renom d’opposans. Soldats aux vieilles armées du Nord, de Sambre-et-Meuse ou du Rhin, ils en avaient gardé l’esprit frondeur, la