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très coulant sur la discipline. Avec lui, le fricoteur pouvait picorer à son aise, piller la métairie du paysan, le cabaret du marchand de goutte, puis rosser par surcroît gendarmes et gabelous. Ces joyeusetés de Bellone, Delmas ne savait, ne voulait pas les réprimer. Il est vrai que si, d’aventure, le colosse rencontrait quelque chapardeur, sa main le corrigeait d’importance : horions de-ci, torgnioles de-là, coups de poing, de botte, de plat de sabre ; mais un simple « va te faire pendre ailleurs ! » jamais de conseil de guerre : bref, l’ami du troupier, un « père chéri » pour le soldat…

Mais Bonaparte ne l’aimait pas, et lui trouvait d’impatientans défauts : indiscipliné, raisonneur, moqueur, clabaudeur, par trop soudard, par trop Cincinnatus de l’an II, mal élevé, mal nippé, mal marié, — indécrottable jacobin ! De grand cœur, il l’eût mis en réforme ; il n’osait cependant, et bornait sa malveillance à ne l’employer que rarement. L’autre enrageait, criait à la persécution et réputait infâme le gouvernement consulaire. Delmas apparaissait quelquefois aux Tuileries pour faire d’indécentes algarades ; mais il se gardait bien d’y exhiber la citoyenne qu’il appelait son épouse. Sentant par trop la plèbe, elle eût effarouché la précieuse Joséphine, Hortense la joueuse de harpe et ses amies les mijaurées, chefs-d’œuvre du pensionnat Campan…

Non sans raison, du reste, car cette compagne de jacobin n’avait rien d’une aristocrate. Leur union, contractée suivant les simples lois de la Nature, eût mis en liesse le cœur sensible d’un Rousseau. En garnison à Porentruy, Delmas s’était amouraché d’une jeune personne, grandie près d’un étal, fille d’un boucher de la ville, la demoiselle Magdalena Weter. Lui-même, avec sa carrure de garçon d’abattoir, avait beaucoup plu, et tous deux, sans formalités vaines, s’étaient fort prestement aimés. D’ailleurs, aucune fortune chez cette adorée ; mais en revanche, un bien encombrant parentage : des frères, saignant le bétail ou servant la pratique ; des cousins campagnards, rustauds du pays d’Héricourt. Sans morgue et leur trouvant du charme, le général n’écartait pas ces petites gens ; il leur rendait parfois visite, chassait avec eux, s’attablait à d’interminables repas, savourait leurs plats de gaudes, leurs pâtés de grenouilles, puis, entre deux bouteilles d’un capiteux Arbois, politiquait avec frénésie. Même, il politiquait si bien que chacun des parens allait bientôt avoir des notes de gendarmerie. Plus rude en son