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l’homme au blême visage et aux yeux injectés de sang demeurait impassible ; à peine un sceptique sourire faisait-il grimacer ses lèvres menues : « Des sornettes, vraiment, une mystification ! Partout la France était tranquille, car la police veillait et surveillait partout !… » N’importe ! Bonaparte ne se laissait pas convaincre : il s’énervait. Maintenant, les parades du quintidi lui paraissaient dangereuses. Tant de généraux jaloux, d’officiers mécontens galopaient derrière lui, au cours de la revue : un coup de pistolet pouvait être si vite attrapé…

Mais basta ! Aux ordres du destin ! Sa foi de fataliste croyait surtout en son étoile… Il allait donc, et d’une marche emportée, à cette dangereuse revue. Sur son passage, une double haie de costumes parés, de broderies, de chamarrures se courbait humblement : des sénateurs, des conseillers d’Etat, des juges de cassation ou d’appel, des préfets, de gros fonctionnaires. Lui ne s’arrêtait pas ; ces gens-là pouvaient attendre : l’heure présente appartenait aux soldats… Parvenu au palier que surmontait le dôme, il fit, comme d’habitude, une courte halte et regarda…

Sous la vaste courbure de pierre, entre ses géantes cariatides, stationnaient quelques généraux qu’accompagnaient leurs aides de camp. Beaucoup d’officiers de cavalerie se tenaient auprès d’eux, formant des groupes, conversant du « métier. » Il était d’usage, en effet, qu’aux revues décadaires les colonels et les chefs d’escadrons, de passage à Paris, vinssent grossir l’escorte du Premier Consul. Presque tous accouraient à ces cavalcades, dans l’espoir d’être remarqués : l’avancement ! Mais chez les généraux, du moins chez ceux qui se croyaient illustres, le zèle de courtisan laissait beaucoup à désirer. Parader derrière Bonaparte en simples figurans, leur semblait une humiliante corvée et ils s’y dérobaient avec entrain…

Ce jour-là, ils n’étaient pas nombreux. Brigadiers ou divisionnaires, ces « grands chefs » portaient encore, en l’an X, le glorieux uniforme de Marengo et de Hohenlinden : l’habit bleu à paremens et à collet rabattu, écarlates et feuillages d’or ; le chapeau à panache, piqué d’étoiles d’argent ; la ceinture de soie tricolore ; les hautes bottes ; le sabre de cavalerie, au fourreau de mêlai et de velours. Ni moustaches, ni barbe, sauf de courts favoris, sur leurs visages rasés à l’ordonnance. Çà et là, chez les vieux, des coiffures tressées en queue de rat ; mais les