Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poste qu’il était résolu à leur infliger un châtiment sommaire. » A Berry-au-Bac, petite ville qui a été prise quatre fois par les Russes, et trois par les Français, Stanley déplore la triste destinée d’un pont achevé, par ordre de l’Empereur, en décembre 1813, et détruit par lui le 19 mars suivant. « Au bruit de l’explosion, plusieurs des habitans sont morts de frayeur ; un homme ayant l’apparence d’un gentleman m’a certifié que son propre père avait été du nombre. »

Mais je ne puis songer à analyser ici, lettre par lettre, cette minutieuse relation du voyage de Stanley. Je dirai seulement encore que, à Reims, parmi les blessés d’un hôpital improvisé dans une ancienne église, le voyageur a la surprise de rencontrer un compatriote, un soldat anglais, blessé à la bataille de Saint-Jean-de-Luz ; et que, à Verdun, où Napoléon a longtemps retenu de nombreux Anglais, Stanley, une fois encore, est forcé de reconnaître que l’opinion publique de son pays a été trompée, car le sort de ces Anglais, en somme, n’a eu rien de tragique, et au contraire leur propre conduite semble avoir été assez peu exemplaire. Enfin, voici une petite scène, à la fois curieuse et touchante, qui s’est produite pendant que le futur évêque se rendait, en cabriolet, de Verdun à Metz :


Sur la route, nous rencontrâmes un pauvre diable, tout anéanti, qui marchait péniblement, son manteau de bivouac attaché, en ceinture, autour de lui. — « Monsieur ne permettra-t-il pas que je monte ? — me demanda-t-il, du ton le plus pitoyable. — Bien volontiers, répondis-je ; montez tout de suite ! » Au bout de quelques minutes, je fus curieux de voir quel était ce compagnon de voyage que je m’étais donné : et figurez-vous ma surprise quand j’appris qui c’était ! Essayez de deviner quelle espèce d’homme Buonaparte avait enrôlée pour assurer sur son front le diadème impérial, pour lui gagner ses batailles, et pour se distinguer dans un méfier qui a pour objet d’ensanglanter la terre ! Eh bien ! il avait choisi, pour tout cela, un moine de la Trappe ! Depuis trois ans, mon compagnon vivait de silence et de solitude dans cette sévère communauté, lorsque Buonaparte décréta que tous les novices du couvent eussent, désormais, à reprendre, tout ensemble, à l’usage de leurs langues et celui de leurs épées. Et ainsi, sans trop d’entrain, le pauvre homme partit. A la bataille de Lutzen, il combattit et vainquit. A la bataille de Leipzig, il combattit et tomba. Le vent d’un coup de canon lui arracha un œil et le jeta à terre, tandis que le coup lui-même tuait sur-place son plus proche voisin ; après quoi, il fut fait prisonnier par les Suédois. Maintenant il revenait de Stockholm, et tâchait à rejoindre les frères de son couvent, qui s’étaient transportés aux environs de Fribourg. Il me raconta toute cette histoire avec une simplicité qui aurait suffi à m’en garantir la vérité ; mais, en outre, il tint à me montrer son rosaire et ses certificats.

Lorsque, nous eûmes longtemps causé des batailles où il avait pris