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phénomène qu’il ne parvient pas à comprendre, mais qui le divertit infiniment. Dans tous les endroits où s’est livrée une bataille, les gens du pays, — malgré ses pourboires, — lui affirment que c’est Napoléon qui a eu le dessus. Et quand il demande comment il se fait, dans ces conditions, que ce vainqueur prétendu ait pourtant été forcé d’avouer qu’il avait perdu sa partie, les pauvres gens, embarrassés de sa dialectique, finissent toujours par attribuer l’échec final de l’Empereur à « une petite trahison. » Réponse qui ne manque point d’exaspérer le voyageur anglais. « Voilà ce qu’ils me disent, invariablement ; et, en vérité, ils méritent bien, et je leur souhaite de tout mon cœur, d’être humiliés dans leur orgueil et leur impudence ! »

A Soissons, dans les faubourgs, pas une maison n’était intacte. « Je ne puis vous donner une meilleure idée de la quantité des coups de feu tirés qu’en vous assurant que, sur la façade d’une seule maison et prise au hasard, j’ai compté près de 300 marques de balles. J’étais appuyé contre un fragment de mur brisé, dans un jardin, qui paraissait former l’entrée d’une sorte de cave, lorsque le jardinier s’est approché, et m’a raconté divers détails du combat. Dans la cave de son jardin, lui-même et quarante-quatre autres habitans du faubourg se sont tenus cachés, avec une peur affreuse que, tout à coup, ami ou ennemi s’avisât de les découvrir. La bataille terminée, c’est un groupe de soldats russes qui ont pénétré dans la cave, s’attendant à y trouver des soldats français : mais, voyant à qui ils avaient affaire, ils se sont bornés aies envoyer se cacher ailleurs. » Et comment ne pas signaler encore, dans la lettre de Soissons, une particularité à peine croyable ? Rappelant à sa femme que « Buonaparte, » dans un de ses Bulletins, a blâmé un gouverneur qui a permis aux alliés de prendre possession de la ville, pendant qu’il était en train de les poursuivre, — blâme que « l’Angleterre a été unanime à considérer comme une fantastique vantardise, » — voici que, pour la première et dernière fois, il donne expressément raison à « Buonaparte ! »

Chavignon, Laon, Corbény, Berry-au-Bac, autant d’étapes du pèlerinage. A Graon, les déclarations du maître de la poste achèvent de détruire, dans l’esprit du pèlerin, la bonne opinion qu’il avait failli se faire, l’avant-veille, de Napoléon. « L’Empereur, qui commandait en personne, a mandé devant lui le maître de poste, et s’est entretenu avec lui pendant près d’une heure. Si cet homme m’a dit vrai, la conversation impériale paraît avoir été passablement puérile. Après une foule de questions sur les routes et le pays, Napoléon s’est mis à proférer un torrent d’injures contre les Russes, en affirmant au maître de