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particulier, « se trouve dans l’état le plus florissant. » Il y assiste à une représentation de La Dot et de Blaise et Babet : la salle est toute remplie d’officiers et de soldats ; et, comme plusieurs auditeurs se sont permis de siffler une cantatrice, voici qu’un corps de troupe s’empare des mécontens et les conduit au poste ! A Paris, où « les Anglais sont innombrables, » le voyageur ne se défend point d’admirer « l’ordre et la régularité qui règnent partout : » d’où il conclut qu’un régime « militaire » et de forte police, tel que vient de l’inaugurer le Premier Consul, « est le meilleur qui convienne à ce pays-ci, — encore qu’à Dieu ne plaise que nous en soyons jamais affligés en Angleterre ! » Car toute la France n’est « qu’une vaste caserne, » et Paris, à lui seul, « contient plus de 15 000 soldats. »

Stanley, naturellement, serait très heureux de voir le nouveau grand homme ; mais celui-ci tarde à se montrer en public, et notre voyageur se remet en route pour Lyon, où il a du moins, la consolation de pouvoir assister à une belle séance de la guillotine. Cinq voleurs de grand chemin sont exécutés, tour à tour, sur la Place des Terreaux. « Tout l’ensemble de l’opération n’a pas duré plus de cinq minutes… Je me rappelle surtout l’affreuse situation du cinquième prisonnier : il a vu ses compagnons monter, l’un après l’autre, sur l’échafaud, a entendu chacun des coups fatals, et regardé la manière dont on écartait les corps, afin de lui faire place. Jamais je n’oublierai l’expression de son visage, au moment où il s’est étendu sur la planche mortelle : après avoir aperçu l’endroit où les têtes de ses compagnons étaient tombées, il a fermé les yeux, et, au même instant, son visage, qui était d’une pâleur livide, est devenu rouge cramoisi ; puis un cordon a été tiré, et il a cessé de vivre. »

Entre Lyon et Genève, Stanley soupe, dans une auberge, avec deux officiers français, dont l’un se trouve être de nationalité suisse. Celui-là déteste le Consul « parce qu’il a détruit sa patrie ; » mais l’autre, le Français, le déteste bien plus encore, au nom de Rousseau et de ses principes républicains. Cet officier « sans-culotte, » dont Stanley s’aperçoit avec épouvante qu’il « doute de l’existence du Diable, » reproche également à Bonaparte « d’avoir fait la paix avec l’Angleterre ; » mais le plus étonnant est que, « tout en parlant sans cesse, il ne cesse point de manger. » On aimerait à savoir ce que sont devenus, par la suite, les deux officiers, et s’ils ont persévéré dans leur jacobinisme lorsque Napoléon, après leur avoir attaché sur la poitrine sa croix d’honneur en les tutoyant paternellement, les a entraînés derrière lui à la conquête du monde.