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pas une goutte de sang bleu dans les veines ; elle est juive ; avec les millions paternels, amassés dans un trafic quelconque, elle s’est acheté un vieux mari titré. De se savoir l’amant d’une princesse, Bernier en crève de vanité satisfaite. Auprès de Mme de Chabran il est comme fou, imprudent à la manière d’un collégien, et se fait bel et bien pincer par Loulou, qui adore toujours son mari, et qui du coup s’évanouit… Tout cela est juste, d’une bonne observation courante, et nous eussions seulement souhaité qu’on nous l’eût dit moins longuement. Il eût été si facile de réduire ces deux actes en un !

Mais voici du nouveau, et de l’imprévu. La princesse veut épouser Bernier ; il n’y faut qu’un double divorce : une bagatelle ! Tout de suite, nous cessons de comprendre. Épouser Bernier, pourquoi, à quoi bon, et qu’est-ce que cette belle opération rapportera à la princesse, devenue l’ex-princesse, en échange de tout ce qu’elle va lui coûter ? Celle qui s’appelle aujourd’hui la princesse de Chabran est une ambitieuse ; riche, il lui manquait la noblesse ; elle y a mis le prix et y tient sans doute à proportion de ce qu’elle lui a coûté. Il n’est pas impossible que, dans cette aristocratie dont elle a forcé les portes, elle ait eu quelques humiliations à subir ; c’est une raison de plus pour qu’elle s’obstine et ne lâche pas la partie. Cette ambitieuse est en outre une sensuelle ; en Bernier, elle apprécie l’amant râblé : elle a le plaisir avec la considération, les joies de l’adultère avec les honneurs d’une grande situation sociale. Que voilà une vie bien ordonnée ! Et la femme qui de ce rêve admirable a fait une réalité, va de ses propres mains défaire son bonheur ! Allons donc ! Rien ne nous prépare à admettre, chez une personne si maîtresse d’elle-même, cette forme de l’aliénation mentale. Mais voilà où il eût été bon que l’auteur se fût mis en frais de nous renseigner sur ses personnages et leur « vérité intérieure. »

L’invraisemblance de ce rôle apparaît d’autant mieux qu’en regard, et comme pour la faire ressortir, on a placé le personnage du prince admirable, ou, si vous préférez, hideux de réalité. Ce vieux drôle n’a qu’un souci : défendre la tranquillité et préserver le pain de ses derniers jours. Avide de toutes les jouissances et dénué de tous les scrupules, il a toujours su prendre la vie comme il faut et tirer des situations le meilleur parti. Sa femme a voulu un titre : il le lui a vendu. Elle réclame maintenant sa liberté : qu’elle l’achète ! Tout n’est qu’affaires en ce bas monde : il s’agit de traiter au taux le plus avantageux. Celui-là du moins ne nous paraît pas un type irréel et fabriqué à plaisir. Nous n’en ferions probablement pas notre ami ; mais nous ne pouvons nier qu’il ne soit de nos connaissances.