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Louise Cassagne, dite Loulou, et vit avec elle depuis des années. Elle pose pour ses tableaux ; elle a notamment posé pour cette « femme nue, » qui, à l’heure où nous sommes, pourrait bien remporter la médaille d’honneur. C’est l’instant du vote. Bernier et Loulou en attendent les résultats, Bernier avec un air d’indifférence affectée, Loulou avec une angoisse qu’elle ne cherche pas à dissimuler. Les confrères, les camarades, les rivaux vont et viennent, échangent les pronostics, apportent les nouvelles. Enfin, on apprend que Bernier a la médaille. Le voilà grand homme, en route pour la fortune et pour la gloire. Dans l’élan d’une joie d’autant plus irrésistible qu’il s’est donné plus de mal pour contraindre son émotion, attendri, reconnaissant et cherchant quelle folie il pourrait bien faire, il épouse sa maîtresse… Ce premier acte, un peu vide de substance, est amusant par le grouillement des personnes et le brouhaha des conversations. Les propos d’artistes que nous y entendons nous surprennent un peu. Médaillés, décorés, consacrés, est-ce que les peintres conservent quand même l’argot de l’atelier et le genre rapin ? Nous en doutons ; nous avons des exemples du contraire. Il se pourrait que l’auteur eût fait une concession au goût du public qui veut qu’un peintre parle « la langue peintre, » comme un Londonien parle l’anglais et un Peau-Rouge l’iroquois. Mais la situation est nettement posée, et c’est l’important.

Nous songeons à part nous : « Le pauvre Bernier ! En voilà un qui vient de se mettre la corde au cou. Cette Louise Cassagne, avec ses airs bonne fille, faut-il qu’elle soit forte ! Elle est arrivée à se faire épouser. Elle ne le lâchera plus. Auquel entre les ménages d’artistes que nous connaissons ce ménage va-t-il ressembler ? Bernier va-t-il imposer sa femme et bénéficier de l’inépuisable complaisance qu’a notre société pour quiconque l’éblouit de son luxe ou la séduit par son talent ? Ou bien la fille épousée va-t-elle jalousement écarter son nigaud de mari de tout milieu où elle aurait la sensation d’être déplacée ? Bernier est-il aveuglé pour jamais ? Ou bien, aura-t-il quelque jour honte de sa compagne et de lui-même ? Quoi qu’il advienne, ce qui est sûr c’est qu’il est prisonnier et qu’il ne s’évadera pas. Nous allons assister au supplice d’un homme. » Nous raisonnons ainsi parce que nous regardons dans la vie. Mais, hélas ! nous sommes au théâtre…

Nous constatons, au second acte, que Bernier est maintenant le peintre à la mode. Il s’est installé dans le grand genre ; il a un hôtel dans les quartiers neufs, il donne des raouts : c’est l’artiste snob. Il était marqué pour devenir l’amant d’une princesse. Cette princesse n’a