Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/451

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tôt fait de nous échapper. La femme embellit par sa présence les plus beaux lieux du monde, et rien n’égale les plaisirs qu’elle nous donne. C’est son charme qui la sacre souveraine.

Roxelane personnifie le type de la femme telle que la comprend et la désire la société d’alors, la beauté à la mode de 1760. On n’a que faire de beautés majestueuses ou altières, ni de langoureuses ou de sentimentales. « Le sentiment est beau, mais il n’amuse pas. » Or ce qu’on redoute le plus, en étant le plus menacé, dans une époque blasée, c’est l’ennui. Soliman s’ennuie. Beaucoup de Français sont Turcs sur ce point, à moins que Soliman ne soit lui-même un de nos Français. Roxelane est vive, étourdie, espiègle, un prodige d’espièglerie. Belle ? Jolie plutôt, — elle saura bien s’en vanter, — agaçante et piquante. C’est d’elle qu’on pourrait dire qu’elle a une physionomie pétrie d’esprit. Irrévérencieuse et, à un degré rare, dénuée du sens du respect, elle se rit de tout. Ennemie de toute contrainte, elle n’a qu’une loi, celle de son caprice ; mais elle entend que tous s’y soumettent.


Ah ! qui jamais aurait pu dire
Que ce petit nez retroussé
Changerait les lois d’un empire !


C’est le mot de Pascal transposé à l’usage des contemporains de la Pompadour. Roxelane est merveilleusement ressemblante à l’époque qui l’a façonnée et qui la fête. Elle en porte l’âme en elle, la petite âme légère et folle, avec ce goût de l’indiscipline, ce besoin de railler toutes choses et de se narguer soi-même, cette fatuité, cette impertinence. Et après tout, entre cette Française joliment fantasque et la « Parisienne » perverse et triste par qui l’a remplacée le théâtre d’aujourd’hui, si nous avions à choisir, nous n’hésiterions pas une minute.

Roxelane est infiniment « intéressante ; » et la pièce de Favart est toute pleine de Roxelane ; c’est pourquoi elle n’a pas cessé de nous intéresser. Nous y goûtons l’évocation d’un moment de notre vie française. Nous y prenons le plaisir du collectionneur mis en présence d’un bibelot de la bonne époque, complet, intact, et tout à fait pur de style. Nous admirons de quels élémens divers elle est faite et comme ils s’y mêlent en de justes proportions : l’observation et la fantaisie, la satire et l’invention comique, le spectacle, le dialogue, la versification libre, ailée, ce qui est pour le plaisir des sens et ce qui est pour le plaisir de l’esprit. Menu chef-d’œuvre, sans doute ; mais de ceux qu’il y a plus que jamais, utilité à nous remettre sous les yeux ; car c’est un chef-d’œuvre de goût.