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HARMONIES NOCTURNES


C’est un limpide soir lumineusement fin,
Fait de vierges bonheurs, d’ivresses rien qu’écloses,
Un de ces soirs où semble errer l’âme des roses,
Où de tendres lueurs se prolongent sans fin.

Presque insensiblement le ciel, de teinte en teinte,
A pâli. Le silence épand sa majesté.
Loin, très loin, comme au fond d’un rêve en nous resté,
Une cloche argentine émeut l’azur et tinte.

L’urne d’ombre épancha goutte à goutte un tel soir.
Dans la fraîcheur qu’exhale enfin le crépuscule,
Le pollen embaumé de mille fleurs circule,
Et le pacage où sont les grands bœufs devient noir.

En ses replis soyeux muant l’étoile en perle,
Par ondulations molles, comme une mer
Paisible et dont le flux ne fut jamais amer,
Le soir magique autour des grands bœufs blancs déferle.

Ceux-ci, naguère épars, sur qui la nuit descend
Frôleuse, enveloppant leur poitrail et leur croupe,
Se rassemblent dans l’ample herbage en un seul groupe,
Et chacun d’eux paraît plus grave et plus puissant.

De verdure repu, rassasié d’eau claire
Et las d’avoir foulé le somptueux tapis,
Alors que la plupart reposent accroupis,
Le reste du troupeau hume le vent qu’il flaire.

Nulle odeur ne troublant tant de naseaux subtils,
Tous les bœufs sont bientôt couchés, masses informes,
Et la voix peut gémir des hêtres et des ormes,
A peine dans un songe obscur l’entendront-ils.

A peine verront-ils, jusqu’à l’aube nacrée,
Les fantômes légers qui planeront sur eux,
Et qu’en son vague effroi des êtres ténébreux
L’imagination d’un simple pâtre crée.