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les pourvoyeurs de marchandises, de blé, de lait, de pommes, de bestiaux, pour tous les convois qu’il faudra acheminer sur les marchés de Winnipeg, de Chicago ou de Montréal.

Il y a plus encore, et pour les véritables intérêts du Canada un danger plus grave.

Lorsqu’une de ces puissantes Compagnies a obtenu du gouvernement canadien, qui entend faire prospérer son pays, l’autorisation de construire une ligne, — surtout si c’est un de ces transcontinentaux qui vont d’un océan à l’autre, — elle a besoin de milliers d’hommes, défricheurs, terrassiers, manœuvres, qu’elle ne pourra jamais trouver sur le sol canadien encore si peu peuplé, d’autant que l’on construit vite sur le continent américain. Alors c’est pour elle un nouveau et énorme stimulant : elle embauche, elle embauche des hommes, qui n’auront pas l’intention de faire œuvre de colons et de planter un jour leur « home » au Dominion, mais à qui elle assure du travail pendant un an ou deux, et, augmentant ainsi le chiffre, non la qualité des émigrans, elle déverse sur le Canada une masse d’ouvriers, sans travail en Europe, et qui, une fois le nouveau chantier canadien fermé, se répandront de toutes parts et finiront par refluer sur les villes du Dominion. En l’année 1907, la compagnie du « Grand Tronc » avait besoin pour son Transcontinental nouveau de 60 000 hommes à ses gages, qu’elle a dû recruter surtout en Angleterre et aux États-Unis.

Pour les Compagnies qui cumulent les transports sur terre et sur mer, si l’on additionne les puissans intérêts qu’elles ont de part et d’autre à l’émigration intensive, on mesurera la formidable et presque irrésistible influence dont elles disposent : on devinera qu’elles se sentent d’aventure plus fortes qu’un ministère, même fédéral, et, au demeurant, les véritables maîtresses du Canada. Nous en avons surpris nous-même une petite preuve curieuse. Les hommes politiques le plus haut placés du Canada demandèrent un jour, pour un de leurs amis, une légère faveur de passage à l’une de ces Compagnies. Mais elle boudait à ce moment-là le gouvernement : elle refusa. Nous ne voyons pas bien en France une Compagnie de chemin de fer, même en dehors de la menace du rachat, refuser un billet de chemin de fer à M. Fallières ou à M. Clemenceau…

Comprend-on à présent comment la sereine vieillesse d’un grand homme d’État a pu, non pas monter, mais laisser monter