Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/378

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qui étonne, c’est qu’elle ne crie pas sous la morsure. La fraîcheur du soir ne parvient pas à tirer le lac de son engourdissement ; il demeure comme assoupi dans sa langueur voluptueuse. Mais, par les nuits sereines, son sommeil se peuple de rêves.

L’automne ramène la vie dans ces parages. A l’uniforme gamine bleue succèdent mille teintes fragiles et fugitives, des colorations si imprécises qu’il faudrait, pour les saisir au passage et les fixer sur une toile, le pinceau de Turner…

Le soleil décline à l’horizon. Un silence émouvant, élégiaque, se répand de proche en proche. La nature se recueille avant de s’endormir, comme pour une prière. Un souffle aussi léger que l’haleine d’un nouveau-né caresse les eaux assoupies. Le bleu moiré de l’onde, le bleu saphir qui se balance doucement, s’unit au bleu topaze de l’espace. Du côté de Panicale, dans le Sud, les montagnes entassent les uns sur les autres leurs frontons coniques d’un violet atténué et mourant comme s’ils étaient tapissés de violettes de Parme. De loin, les promontoires, plus vivement éclairés, ressemblent aux voiles claires de navires à l’ancre. Les maisons de San Savino, étagées pittoresquement, se penchent sur le miroir qui tremble. Elles se réfléchissent en se renversant sur le fond glacé en images d’une étrange délicatesse. A l’extrémité du Trasimène, un véritable mirage se balance.

Et les variations de la symphonie lumineuse se succèdent, accélèrent leur mouvement, se précipitent. Le ciel paraît maintenant chargé de poussière d’or. La chaîne de montagnes passe des tons de l’améthyste à ceux du corail rose, tandis que l’Occident s’embrase progressivement. A son tour, l’onde immobile se teint de pourpre. Est-ce un nouveau tribut sanglant que les ruisseaux d’alentour apportent au lac ? Est-ce la symbolisation visuelle de l’antique tragédie ? C’est comme une apothéose muette, quand tout à coup, comme si elles s’étaient mises d’accord, les cloches retentissent, proches ou lointaines, sonores ou profondes, de tous les villages qu’on voit ou qu’on ne voit pas, comme pour saluer l’astre du jour qui va disparaître derrière l’éminence à peine perceptible de Montepulciano. Les tintemens dolens de l’Angelus semblent pleurer le jour qui meurt :

Che paia il giorno pianger che si muore.


FERDINAND DE NAVENNE.