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plaisantes, comme celle d’un concerta la cour de Lucques, où Paganini vint jouer sous l’uniforme de capitaine de gendarmerie. Il avait d’ailleurs le droit de le porter, — ou du moins de le porter ailleurs, — tenant son grade et son brevet de la grande-duchesse elle-même. Un autre Irait de sa vie, étant donné la réputation d’avarice qu’on avait faite au maestro, ne semble guère moins surprenant. Je veux parler du fameux chèque de vingt mille francs que, dans un jour d’enthousiasme, Paganini remit à Berlioz méconnu et pauvre. On a cherché l’explication de cette magnificence. On en a même trouvé plusieurs, que M. Prod’homme énumère, et dont la plus vraisemblable ne paraît décidément pas être la pure générosité.

Autant que de le voir, et plus encore, c’était « merveille de l’ouïr. » Mais une merveille qui devait être de l’ordre matériel et physique, beaucoup plus que de l’ordre de l’esprit et de l’âme. Paganini semble avoir réalisé dans sa perfection, et peut-être au-delà, le détestable idéal de la virtuosité, de cette virtù qui n’est pas la vertu, même dans l’art ; qui plutôt, lorsqu’elle est seule, en serait précisément le contraire, étant le culte et l’idolâtrie du moi, au lieu d’en être l’oubli et le sacrifice. De quel chef-d’œuvre savons-nous qu’il ait été l’interprète ? Quel grand maître le compta parmi ses humbles et nobles serviteurs ? Berlioz, à vrai dire, écrivit à sa prière et pour lui Harold en Italie, que d’ailleurs l’illustre violoniste ne devait jamais exécuter. On assure que peu de mois avant de mourir, à Gênes, il jouait parfois, dans l’intimité, les quatuors de Beethoven. Mais les programmes de ses concerts publics sont à faire peur. Et les détails qu’on nous a conservés sur son jeu, sur les prouesses et les prodiges de son exécution, ne sont pas moins inquiétans. Tantôt il montait son violon avec des cordes de violoncelle, tantôt il ne jouait que sur deux cordes, sur une seule même, la quatrième. Il aimait ou du moins il réussissait à jouer juste sur un violon faussement accordé, ou bien il haussait ses quatre cordes d’un demi-ton. Il ne lui déplaisait pas de se servir, en guise d’archet, d’une canne, et certain jour où l’une de ses cordes vint à casser, il continua sur les trois autres, de plus belle. Son violon aurait pu se rompre par le milieu, cela lui aurait fait deux violons.

Quelques-uns de ses contemporains, et non des moindres, ne furent point de ses dévots, et Liszt, au lendemain de sa mort, écrivait avec une juste rigueur : « Que l’artiste de l’avenir renonce donc, et de tout cœur, à ce rôle égoïste et vain dont Paganini fut, nous le croyons, un dernier et illustre exemple ; . Qu’il place son but, non en lui, mais hors de lui ; que la virtuosité lui soit un moyen, non