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nombreux aux ordres d’un seul homme : ces milliers d’industries qui sont autant de petits États dans l’État, ayant chacun sa politique extérieure et intérieure, sa dynastie, ses drames ? Ne serait-ce pas faire œuvre bien utile et bien haute que de montrer le combat perpétuel entre l’égoïsme et la pitié dans une âme, le trouble de conscience par où peuvent passer ceux qui s’étonnent de dépenser tant de justice sans récolter de reconnaissance, et d’essayer de dire le remède, puisque la souffrance est souvent double ici, et qu’on la trouve chez le patron qui cherche et chez l’ouvrier qui se plaint ? »

Je ne puis, dans ces pages rapides, porter de jugement analytique sur chacun des romans de M. René Bazin qui ont fait sortir des limbes la figure du travailleur ainsi comprise. Les personnes qui les ont lus, depuis la Terre qui meurt jusqu’à Donatienne et au Blé qui lève, savent quelle émotion et quel souvenir charmé elles en ont gardés. Elles savent aussi de quelle parure M. Bazin excelle à embellir cette œuvre simple et noble, qui s’est mesurée avec la vie et qui en a étudié les vicissitudes dans les âmes les plus humbles. Elles ont senti que ces âmes-là, l’auteur les aime ; au risque d’être incompris de quelques-uns, il n’a pas craint de se montrer tendre, spontané, ni même de redire l’éternel. Obligé de souligner le mal, de le peindre, de s’en servir comme d’un élément, suivant son but quand même et conformant son œuvre au secret idéal qu’il porte en son imagination de poète, il a fait du grand art et, sans pose ni artifice, de l’art fier et réconfortant.

M. Henry Bordeaux, dans une série de récits attachans et de plus en plus remarqués, parmi lesquels nous citerons, principalement, le Pays natal, l’Honnête femme, la Peur de vivre, la Petite Mademoiselle, les Roquevillard et Les Yeux qui s’ouvrent, a montré comment un romancier sincère qui est aussi un artiste personnel peut, sans sacrifier rien de sa personnalité, s’inspirer heureusement du traditionalisme de M. Paul Bourget, de l’individualisme de M. Barrès et du régionalisme ému et sensible de M. René Bazin.

M. Henry Bordeaux a débuté par des études de critique psychologique et intuitive, où déjà se manifestait ce goût de la sensation et de la vie qui devait l’amener à l’œuvre de pure imagination. Il s’est plongé dans le passé lui aussi ; il a exploré ce sol de la Savoie où sa famille a vécu longtemps. En même temps