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la prise de Pékin, et tandis que les batailles finissaient dans l’effondrement des pagodes ou dans les sinistres lueurs d’incendies grandioses, — apparaissent un laisser-aller plein d’art, une ordonnance savante dans son apparent désordre, des impressions qui ont l’air d’être fugitives et dont la mémoire demeure obsédée. Une gradation insensible y élève notre émotion de la simple curiosité à l’angoisse, de la vibration patriotique aux méditations inquiètes du philosophe et du moraliste. Qui mieux que Pierre Loti a su atteindre la puissance communicative dans les sensations que son art provoque ? L’aiguë et pénétrante sensibilité de celui d’entre nos écrivains qui a le plus fidèlement exprimé l’anxiété mortelle et vague qui pèse sur une époque préoccupée de l’anéantissement final, — la cruelle nostalgie du poète expert à rendre, d’une façon crispée jusqu’à l’oppression, la fuite irréparable des choses, la ruine des civilisations et des empires, — ont trouvé des moyens nouveaux d’expression et éveillé en nous des impressions non ressenties encore. L’idéaliste amer et désabusé qui double chez Pierre Loti un réaliste instinctif et génial, surgit ainsi à chaque page de ce livre pour extraire une leçon grandiose d’un épisode véhément ou furtif. Tout le passé fantasmagorique qui se résume aux yeux de nombreuses générations éblouies dans cette expression « Céleste Empire, » s’abolit sous nos yeux : et cette débâcle tragique, Pierre Loti l’a décrite en quelques tableaux effrayans, éclairés d’une observation directe, mais imprégnés inoubliablement d’une mélancolie recrue et d’une sorte d’horreur. Lui qui, dans ses délicieux volumes sur le Japon, nous donna des albums d’un pittoresque si aigu, lui qui sut évoquer avec une si lumineuse fidélité des paysages de féerie, des scènes comiques ou attendries, voire des gestes de simple grâce animale, il a découvert ici l’élan aveugle de la brute humaine déchaînée et l’épouvante des tortures ingénieuses, affinées par des siècles de pratique infernale.

Dans son art, néanmoins, la même simplicité des moyens se manifeste toujours. Pierre Loti a vu ce que tous ont pu voir ; mais les choses fermées le plus hermétiquement aux yeux de tant d’autres, les symboles les plus jalousement gardés le frappent, lui, et s’illuminent pour ses regards de voyant. Un don mystérieux précise dans son imagination les images éblouissantes ou corrosives qu’il veut sauver de l’oubli. Et sa palette d’artiste lui offre toujours, à point nommé, des couleurs entre toutes adéquates et