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La dictature doit donc reprendre promptement la forme républicaine qu’elle avait l’an dernier, et dont l’abandon fut une grande faute, source trop probable de prochaines catastrophes. Tel est le conseil que je vais prier M. Vieillard de proposer à son ancien élève : se proclamer dictateur pour dix ans, sans faire voter, en accordant une juste liberté d’exposition et de discussion, mais en complétant l’abolition du régime parlementaire par la réduction de l’assemblée élective au seul vote et contrôle du budget, les lois devenant, autant que les décrets, l’attribution du dictateur moralement responsable. Quoique je compte sur la fidèle transmission de cette proposition décisive, j’ai peu d’espoir qu’elle soit accueillie, du moins à temps pour éviter une crise que tout le monde ici prévoit et redoute, avec beaucoup de raison. Mais j’aurai du moins accompli dignement mon libre devoir de conseiller systématique, en tentant, en mars 1853, de rendre le progrès moins anarchique, et, en décembre, l’ordre moins rétrograde[1].

En tous cas, une telle intervention développe l’infiltration du positivisme dans la politique actuelle, pour y préparer la conciliation normale entre l’ordre et le progrès, seule issue possible de la révolution occidentale. Une telle dictature, où les sympathies rétrogrades qu’exige aujourd’hui le maintien de l’ordre se trouvent assez contenues par une liberté raisonnable, constitue le seul gouvernement qui puisse paisiblement durer jusqu’à l’avènement, encore prématuré, de la dictature positiviste, destinée à terminer la crise française. Je persiste à penser que, si les positivistes ne deviennent pas, dans dix ans, les maîtres de la France, ce sera surtout leur faute, tant notre situation les appelle. Mais ils doivent recevoir dignement le pouvoir par la libre transmission des conservateurs, quand ceux-ci, vu l’essor spontané des théories et utopies subversives, ne sauront plus comment tenir tête à l’anarchie. Cette condition exige donc que, pendant la durée de sa préparation, la dictature positiviste se trouve précédée par la dictature monocratique ci-dessus caractérisée, et qui l’instituera graduellement…


Cependant l’attitude de Comte vis-à-vis du gouvernement impérial, et surtout l’approbation qu’il avait donnée au coup d’État, ne furent pas sans provoquer des résistances au sein même du groupe positiviste. Des adeptes jusque-là très dévoués et même enthousiastes refusèrent de participer désormais au subside imposé à tout membre de la Société, et qui constituait la ressource principale du maître depuis qu’il avait été exclu de l’École Polytechnique, « comme si, dit-il, le fondateur du positivisme avait mérité la misère en approuvant l’abolition du

  1. Comte avait recommandé, dans sa circulaire du 1er mars 1853, « à tous les vrais républicains français » de faire tous leurs efforts pour compléter l’abolition du régime parlementaire, et pour aboutir à une dictature « sagement énergique, mais purement pratique, dont le caractère toujours progressif soit garanti par une pleine et inviolable liberté d’exposition et de discussion. »