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longue insurrection de l’esprit contre le cœur » ne pouvait manquer de réserver, dans son œuvre, un rôle important à la femme. À l’en croire, il aurait même senti dès le début de sa carrière « combien l’essor des affections tendres importait non seulement à son bonheur personnel, mais aussi à la plénitude de son action sociale[1]. » Lamennais le définissait « une belle âme qui ne sait où se prendre. » Sa première tentative pour s’attacher et se prendre n’avait pas été heureuse. Il s’était marié civilement, le 29 février 1825, avec Caroline Massin, qui tenait un petit commerce de librairie dans la rue de Vaugirard. Il se sépara d’elle au mois d’août 1842. Ils en étaient venus, dit-il, à un état de « duel domestique, » Mme Comte insistant pour qu’il ménageât sa situation matérielle, compromise par ses démêlés avec ses collègues, lui, de son côté, accusant sa femme de pactiser avec ses ennemis. Trois ans après, il fit la connaissance de Clotilde de Vaux, mal mariée comme lui, nature fine et distinguée du reste, et qu’une certaine ingénuité native soutenait au milieu des dures expériences de sa vie. Leur correspondance dura moins d’un an ; elle commence le 30 avril 1845 ; Clotilde mourut le 5 avril de l’année suivante, à l’âge de trente et un ans. On sait que Comte lui voua un culte mystique, et continua de vivre avec elle, par-delà la mort, « en parfaite union, » comme avec son « éternelle compagne. » Il trouvait dans cette union le repos de l’âme, et il engageait ses disciples à suivre son exemple.

Deux mois après la lettre précédente, le 14 Aristote (12 mars 1851), il écrivait à Célestin de Blignières :


Dans l’état actuel de votre évolution, la culture du cœur reste seule à régulariser familièrement, pour réparer un passé involontaire. Pourvu, comme vous l’êtes, d’un véritable ange gardien, par le souvenir de votre éminente sœur, vous cesseriez d’être excusable, si vous tardiez davantage à organiser son culte intime, maintenant que vous connaissez la théorie qui démontre la haute portée morale d’une telle institution privée. Le motif qui vous en a détourné jusqu’ici ne m’a pas semblé admissible. S’il fallait écarter ainsi les bons souvenirs par la crainte de ranimer les mauvais qui s’y lient, presque aucun culte réel ne serait possible. L’admirable privilège de la vie subjective consiste surtout à épurer la vie objective, en n’y puisant que les impressions dignes de persister. Avant de quitter le Purgatoire pour monter au Paradis, Dante boit d’abord l’eau du Léthé, qui efface tous les souvenirs. Mais, peu de temps après, il complète sa préparation en s’abreuvant dans le fleuve collatéral (l’Eunoé), qui lui rend seulement la mémoire

  1. Lettre à Clotilde de Vaux, du 5 août 1845.