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nous les frissons que nous ont causés les apparitions précédentes de cette virtuose d’une perversité impudique et féroce. Avant que le navarque Marco Gratico, pour expier son fratricide, s’en aille à la conquête du monde sur le superbe bateau qu’on était en train de construire, depuis le début de la tragédie, et qui vient enfin d’être terminé, on discute la question de savoir quel châtiment sera infligé à l’instigatrice du crime ; et l’on décide qu’elle aura les yeux brûlés, comme son père et ses frères. Mais la jeune femme s’épouvante de cette torture, et de la destinée misérable qui en résultera pour elle. Elle demande qu’on la tue, et tremble, et se débat, et remplit l’air de ses rugissemens. Cependant le Navarque lui-même consent à devenir son bourreau, personne autre n’ayant eu le courage de résister à ses plaintes, ni à sa beauté : au lieu de l’aveugler, il va l’emporter sur le navire, et la clouer, vivante, à la proue, qui attend encore, aussi bien, son ornement traditionnel. Alors Basiliola, désespérée, s’élance vers un autel païen que nous avons toujours vu dressé sur le rivage, en face de la cathédrale chrétienne ; et voici qu’elle plonge sa face merveilleuse dans le feu allumé sur l’autel ! « Puisque je n’ai point réussi à empreindre mon visage dans l’or, — clame-t-elle, — eh bien ! regarde : je vais l’imprimer dans la flamme ! » Bientôt celle-ci se communique aux longs cheveux dorés, qui « éclatent, tout d’un coup, comme un fagot de brindilles. » Alentour, « la multitude crie, rompant le silence de la surprise et de l’horreur. » Mais tous ses cris sont dominés par celui du Navarque, qui ordonne à ses compagnons de soulever, devant la mourante, leurs grands boucliers rectangulaires, pour lui faire ainsi « l’honorance navale. » Après quoi, triomphalement, le navire est lancé à la mer, « la Croix à la poupe, l’Évangile à la proue, et la Vierge sur le mât, » parmi les alléluia exaltés de la foule. « Gratico, disent les uns, rends-toi à Alexandrie, obtiens le corps de l’évangéliste saint Marc, reviens avec ce corps sacré, et tu seras lavé de ton crime ! » Et d’autres, au moment même où le rideau va tomber, imaginent d’adresser à Dieu cette autre prière, très inattendue : « Notre Seigneur, rachète l’Adriatique ! Daigne rendre à ton peuple l’Adriatique ! Car toute l’Adriatique doit appartenir aux Vénitiens comme leur patrie ! Alléluia ! »


Quand les aïeux des habitués du théâtre de l’Argentina, sous Domitien ou sous Marc-Aurèle, assistaient avec ravissement à des combats de créatures humaines désarmées et de bêtes sauvages, leur plaisir sensuel s’accompagnait volontiers d’une agréable fierté