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fureur jalouse le réveille de l’engourdissement qui commençait à l’envelopper ; et le voici debout en face de son frère, le raillant, l’outrageant, le provoquant de toute manière à un combat que longtemps Marco, par un scrupule tout ensemble religieux et familial, s’efforce d’empêcher. Enfin Basiliola rend le duel inévitable, en persuadant au peuple qu’il est nécessaire que le jugement de Dieu intervienne entre les deux hommes ; et alors c’est une lutte terrible, un sanglant corps à corps dont toutes les péripéties sont rythmées des encouragemens ou des sarcasmes fiévreux de la jeune femme :


BASILIOLA. — La fille d’Orso te salue, ô despote ! Ton couteau n’a qu’un seul tranchant, tandis que l’épée de Serge en a deux, et va te transpercer ! Salut à vous, les deux fils d’Ema ! Et qui donc donnera le signal, sinon moi ? Voyez, je secoue la chlamyde ! (Elle agite la chlamyde de pourpre. Tout à coup, l’évêque se jette sur le navarque. Et si rapide est son élan, et son jeu si insolite, que l’assailli fait un pas en arrière. La femme suit de près les alternatives des coups, de si près qu’elle mêle son souffle à celui des combattans. Transportée, elle aussi, dans un tourbillon de haine, elle ne retient ni ses cris, ni ses gestes. La chlamyde frémit dans son poing convulsé ; et tous les pouvoirs de son corps se tendent et se détendent comme dans la danse.) Hardi, Serge, de la pointe et de la lame ! hardi ! Vise à la face ! Vise au cou !… Tu vaincras ! Sois frappé, despote ! (Marco Gratico est atteint au visage, près de la bouche. L’ivresse de la femme grandit à la vue du sang.) Hardi ! Tu saignes sur la face ; désaltère-toi de ton sang, si tu as soif, Aveugleur ! Ce sang a une saveur de moi, n’est-ce pas ? Prince de la Mer, as-tu donc oublié que toutes les sirènes ont la voix de la mort ? (Le blessé crache son sang, qui lui a coulé dans la commissure des lèvres. Avec un saut de lion, il se rue sur son frère et l’étreint corps à corps.) Que fais-tu ? Serge, Serge, ne cède pas ! Frappe-le 1 Tue-le ! Tu es entaillé ? Rien qu’un peu de sang ! Non, non, ne lâche pas ! Serre-le, serre-le bien, manchot ! Tu as la table derrière toi ! (L’évêque au pouce coupé saigne en divers endroits du corps, et combat maintenant en désespéré… De temps en temps, des cris rauques s’échappent des adversaires, s’unissant aux soupirs anxieux de la foule. Les flammes des candélabres crépitent, avec des éclats soudains qui illuminent le duel…) Attention, attention, Serge ! (La Faledra, voyant l’évêque perdu, a brusquement essayé de jeter la chlamyde autour de la tête de Marco, pour l’empêcher de voir. Mais la trahison échoue : Marco, écartant la chlamyde de la main gauche, et profitant de cette seconde d’incertitude, se précipite sur son frère et lui coupe la gorge, avec la lame courbe de son couteau. Frappé mortellement, l’évêque chancelle, vomit des flots rouges, puis s’abat en, arrière, sur la table du banquet, renversant les calices de verre encore pleins de vin ; et puis il roule au-delà de la table, abandonnant la belle épée, qui vibre en tombant sur la pierre ; et tout son sang se vide, par sa gorge tranchée.)


Nous retrouvons Basiliola dans le troisième et dernier épisode de la Nef ; et le « numéro » qu’elle y occupe est bien fait pour raviver en