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impuissant, Darras assiste à cette désagrégation d’une famille faite d’élémens trop disparates. Il sent lui échapper l’âme de sa femme. Il essaie de se créer un nouveau titre à sa reconnaissance en sauvant Lucien. Pour cela, il a eu recours à un moyen héroïque : il a mené une enquête sur les antécédens de Berthe Planat ; il en livre brutalement les résultats au pauvre amoureux. Berthe a vécu avec un étudiant, Méjean, dont elle a eu un enfant, et qui l’a abandonnée. Révélation à mettre en fuite un garçon… qui n’aimerait pas.

Après ce premier acte, très plein de choses et pourtant très net et qui sert d’excellente préparation, on sent que l’air est tout saturé d’électricité : les adversaires sont prêts pour la bataille. Deux scènes capitales s’imposent. Nous voulons voir Lucien en face de Berthe et ensuite Lucien en face de Darras. Ces deux scènes M. Bourget nous les a données telles que nous les attendions. Lucien a résolu d’interroger lui-même Berthe Planat qui sûrement a été calomniée. Que la jeune fille en avouant les faits eût plaidé les circonstances atténuantes, se fût excusée, eût cherché à nous apitoyer, c’était la scène cent fois refaite depuis qu’il y a des filles-mères et que le théâtre prend parti pour elles. Mais Berthe Planat ne s’attendrit pas sur elle-même. Elle ne se repent pas, et, Dieu me pardonne ! elle ne regrette rien. Elle se souvient d’avoir agi volontairement et consciemment ; elle revendique ce droit à l’erreur, qui est la rançon même de la responsabilité. Étrange dialogue où tout est neuf, où tout porte ! Quant à la « scène des deux hommes, » l’ampleur du développement, la gravité du débat, la justesse des répliques y atteignent à une perfection toute classique. Ce qui en fait la valeur théâtrale, c’est qu’au lieu d’être une simple rencontre d’argumens, elle est rythmée sur les mouvemens d’un cœur d’amoureux. Lucien répète à son beau-père le récit de Berthe Planat ; et ce récit qui confirme sur tous les points les accusations auxquelles tout à l’heure son honnêteté refusait de croire, il le répète victorieusement ! Les faits sont les mêmes, mais l’aveu prononcé par des lèvres chéries, les a purifiés. Et voilà un trait profond de vérité humaine… Lucien a parlé dans la candeur et dans l’aveuglement de la passion. A sa grande surprise, il ne communique pas à son interlocuteur son propre attendrissement. Dans cet homme, hier presque un père, qui résiste à se laisser convaincre, il ne voit désormais que l’ennemi. Il n’a plus qu’une inspiratrice, la colère ; c’est elle qui lui suggère les ripostes méchantes, les argumens meurtriers, cette parfaite assimilation du divorce avec l’union libre devant laquelle l’infortuné Darras reste confondu, humilié,