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aucune liberté, il leur laisse volontiers prendre toutes les licences : il est une tyrannie anarchique. Les soldats turcs partis, l’indépendance proclamée, tout était donc à créer ou à transformer. Les champs et les hommes existaient, mais les champs étaient en friches, les arbres avaient été coupés, et les hommes, décimés par la guerre, étaient sans organisation. Il n’y avait rien qui ressemblât à ce que nous entendons par « l’Etat. » Il fallut tout improviser, depuis l’autorité et la dynastie jusqu’aux lois civiles, au budget, aux voies de communication, aux postes, à la monnaie, à l’armée, à la police. Ce n’est qu’en réfléchissant à ce que pouvait être un pareil état de choses encore si récent, que l’on peut comprendre la Bulgarie actuelle, apprécier l’œuvre qu’elle a accomplie, et ne pas s’étonner des lacunes qui subsistent.

À ces difficultés déjà si compliquées, s’ajoutait l’incertitude de l’avenir, qui paralysait les meilleures volontés. Durant les longs mois qui séparent San Stefano de l’acte de Berlin, la Bulgarie, incertaine de sa destinée, incertaine même de son existence, attendait que les diplomates européens eussent achevé de livrer, aux dépens des peuples balkaniques, la bataille diplomatique d’où allait sortir la prépondérance de l’Allemagne en Orient. La Bulgarie qui, avant la guerre, n’était rien qu’un champ de carnage, s’était crue, après San Stefano, transformée en une grande puissance, allant du Danube à la mer Egée, et de la Mer-Noire au lac d’Okrida ; et voilà qu’elle se réveillait de ce rêve grandiose divisée en trois tronçons, dont l’un seulement était constitué en une Principauté vassale de la Porte ; le second, la Roumélie, celui-là même qui avait le plus souffert des « atrocités » de 1877, était replacé sous le joug ottoman ; il n’obtenait qu’un gouverneur chrétien ; la Macédoine enfin rentrait tout entière sous l’autorité directe du Sultan. Déçue de ses espérances, d’autant plus cruellement qu’elles avaient été un instant des réalités, disloquée et découpée au gré des intérêts des grands Etats, la Principauté bulgare arrivait à la vie dans les circonstances les plus difficiles : telle que l’avaient taillée les diplomates de Berlin, elle était un paradoxe géographique et ethnographique. Elle Hait bien loin de réunir tous les Bulgares, dont la plus grande partie restait en dehors sous le joug turc ; quelques-uns même, autour de Nisch et en Dobroudja, étaient enlevés à la Principauté pour donner une satisfaction à la Serbie et une compensation à la Roumanie qui perdait la Bessarabie au profit des Russes.