Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/831

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est à eux que, nous aussi, nous aimerions à dédier ces quelques pages, consacrées à l’œuvre que leurs pères ont accomplie depuis 1878. Nous serions heureux si ces lignes pouvaient leur apparaître comme l’opinion impartiale d’un ami du dehors qui s’est efforcé de rendre justice à leur pays, sans masquer ni ses faiblesses, ni les dangers qui peuvent le menacer ; nous souhaiterions aussi qu’elles contribuassent, en faisant mieux connaître les Bulgares en France, à les y faire aimer davantage et à resserrer, entre les deux nations, des liens de sympathie qu’aucune divergence grave d’intérêts ne risque d’affaiblir.


I

Quand on vient de traverser la Macédoine ou la Thrace, et qu’on franchit la frontière de la Principauté bulgare, le contraste est si saisissant qu’il n’est pas un voyageur qui n’en ait été frappé. Du côté turc, l’immense tristesse des campagnes mal cultivées où les hommes, fuyards comme des bêtes traquées, semblent se terrer sous leurs chaumières basses ; la frontière franchie, le train file plus vite à travers la riche plaine de Philippopoli, le pays même où sévirent le plus cruellement, il y a trente ans, les « atrocités de Bulgarie ; » les champs de blé et de maïs alternent avec des rizières bien arrosées, des pâturages où paissent des troupeaux de bœufs et de buffles ; les paysans rouméliotes, le bonnet d’astrakan noir crânement posé sur la tête, regardent en face, parlent haut, comme des hommes qui se sentent libres : ils ont, dans toute leur allure, ce je ne sais quoi de dégagé, d’allègre, que donne la conscience de l’indépendance et de la sécurité. Ici, on a l’impression de respirer plus librement, d’être rentré en Europe, dans la civilisation occidentale et chrétienne.

Cette sensation de passer brusquement d’un monde dans un autre, donne précisément la mesure du chemin parcouru par la Bulgarie depuis son affranchissement ; elle s’est élancée à travers les siècles pour se trouver d’un bond au niveau des peuples de vieille civilisation ; en quelques années, elle s’est mise en mesure de participer à la vie politique, sociale et morale de l’Europe. Aucun phénomène de conquête ou de colonisation ne peut donner l’idée d’une pareille métamorphose. Le régime ottoman est un minimum de gouvernement ; sans accorder à ses sujets