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et un instinct profond de docilité. De ces deux tendances est né chez lui le culte des héros, que nous avons vu paraître dès les premiers chapitres de Un homme libre et dont s’inspire, ensemble et détail, toute la seconde trilogie. A première vue, on pourrait se demander si la pratique d’une pareille religion ne risque pas de contrarier la courbe rentrante que le développement de M. Barrès nous a paru suivre. Qui peut en effet nous répondre que l’influence des héros sera bienfaisante, et n’y a-t-il pas plutôt lieu de craindre, — l’exemple des élèves de Bouteiller le montre bien, — qu’elle ne contribuée nous déraciner de nos traditions les plus intimes ? Il y a plus, et ce danger trop réel, inhérent à toute éducation qui ne veut pas être simplement machinale, apparaît encore plus menaçant et plus grave pour un esprit aussi avide d’enthousiasme que M. Barrès. Celui-ci, en effet, n’est pas loin de ressembler à tels de ses héros qui « eussent été capables d’illuminer d’une auréole les vieux habitués du café Voltaire pour ne pas se priver d’admirer. » Toute excellence le séduit, toute, supériorité lui en impose : Napoléon et Boulanger, Pascal et Renan, Louis Ménard et Déroulède, la vierge lorraine et la troublante Arménienne qui lui versa tous « les poisons de l’Asie. » Comment s’y prendra-t-il pour résoudre le conflit de ces admirations rivales et se reconnaître dans le labyrinthe de ses chapelles ?

Il ne semble pas néanmoins que les inconvéniens que peut amener cette héroïque faiblesse, contre-balancent la valeur éducatrice d’une religion qui courbe l’âme devant tous les ordres de grandeurs. Même quand il s’égare dans le choix de ses objets, le culte des héros ne laisse pas de nous enlever à la contemplation et à l’adoration de nous-mêmes. Il reste une discipline, un principe d’ordre, la reconnaissance des hiérarchies nécessaires. D’ailleurs, toutes les soumissions s’entr’aidont les unes les autres, toutes les disciplines fraternisent. Qui accepte joyeusement la direction de ses héros s’apprête, sans le savoir, à subir le prestige de sa terre et de ses morts. Celui qui, dans la mêlée politique et littéraire, semblable au jeune boulangiste Sturel, « connaît sa place, celle d’un partisan, prêt à servir, » celui-là n’est pas loin non plus d’accepter l’humiliation encore plus bienfaisante que nous donne le sentiment de nos limites. Il n’est pas jusqu’à Bouteiller, ce héros semeur de nuées, qui n’ait droit à la reconnaissance de ses élèves. Son prestige personnel qui les