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« Ivresse, » « vertige, » poète, poète, laissez-moi me ressaisir et lutter contre la magie de ces grands mots que peut-être vos propres émotions ne parviennent pas à égaler. Je vois bien là un violent effort de volupté cérébrale, mais je ne suis pas sûr que le cœur et les sens aient suivi docilement la consigne de paroxysme que vous leur donnez. En vous relisant, en voyant combien brusquement tombent vos pires transports, je me rappelle un petit mot d’un de vos frères en clairvoyance. « La facilité, — disait le héros de Volupté, — avec laquelle l’objet lui-même s’affaiblit dans ma pensée me montra mieux la folie de mon transport et combien nous nous créons au cerveau de fausses ardeurs par caprice forcé et à coups d’aiguillon. »

Êtes-vous bien loin vous-même de vous juger de la sorte, vous qui avouez ne plus trop vous reconnaître au milieu de ces débauches sentimentales ?


Je me déchire sur leur beauté… Volupté, douleur ? Je ne sais. Morne insensibilité, exquise émotivité ? Je ne veux dire, je ne puis distinguer.


Croit-on qu’en pleine surexcitation, une sensibilité naturelle se pose une pareille question, s’embrouille entre le morne et l’exquis ? C’est ainsi que, chez M. Barrès, la raison fait de l’ordre avec le désordre même, substituant à la sensibilité en détresse, une curiosité implacable et merveilleusement attentive. Qu’on relise, en se plaçant à ce point de vue, la Mort de Venise, on sera surpris de voir comment, presque à chaque ligne, l’atmosphère lumineuse des tableaux, la précision des moindres détails triomphent sur le vague et le ténébreux du sentiment.


Ce silence (à Venise), à bien l’observer, n’est pas absence de bruits, mais absence de rumeur sourde : tous les sons courent nets et intacts dans cet air limpide où les murailles les rejettent sur la surface de la lagune qui elle-même les réfléchit sans les mêler…


Chez M. Barrès, le remède n’est jamais loin du mal. Il faut donc bien que les esthètes qui mettent au-dessus de tout dans son œuvre l’inspiration de Un amateur d’âmes et qui le conjurent de revenir à ce qu’ils appellent sa vraie manière, il faut que ces néo-baudelairiens impénitens en prennent leur parti : Du sang, de la volupté et de la mort ainsi que Amori et Dolori sacrum, les deux livres où M. Barrès s’est le plus compromis avec le romantisme, reviennent, par vingt chemins de traverse,