Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir…


« Mon moindre désir ! écrira-t-il plus tard, j’entendais bien que la vie le comblerait. »

La sensibilité qui se déchaînait ainsi venait-elle des sources profondes de ce jeune Lorrain, et lui révélait-elle sa vraie nature ? Je n’ose encore aborder de front cette question capitale ; j’incline pourtant à modifier quelque peu le jugement que M. Barrès a porté sur ces premières explosions. « Après tant d’années je de me suis pas soustrait, dit-il, au prestige de ces pages sur lesquelles se cristallisa soudain toute une sensibilité que je ne me connaissais pas. » « Se cristallisa, » est-ce le mot propre ? « Se modela, » « se haussa, » « s’exagéra, » serait peut-être plus juste, car M. Barrès, doué d’une prodigieuse imagination, peut se donner, quand il lui plaît, l’illusion des émotions les plus vives, sans perdre pour cela la sobriété et l’équilibre qu’il tient de ses ancêtres. Mais, pour l’instant, il est bien question d’équilibre ! Oublieux de ses limites que d’ailleurs il maudirait si quelque fâcheux les lui rappelait, il se consume de désir et d’impatience. Auprès du mirage romantique, sa terre natale, son propre « moi, » lui seraient odieux comme un lieu d’exil, étroits comme une prison.

Il se pourrait que les leçons de son professeur de philosophie aient eu sur M. Barrès encore plus d’influence que la lecture de Joseph Delorme et de Baudelaire. D’ailleurs, la philosophie, telle du moins qu’elle lui fut présentée, est encore une muse romantique. Chose curieuse qu’on n’a pas assez remarquée, les émotions les plus troublantes et les plus tenaces qu’ait peut-être jamais éprouvées l’auteur de Du sang, il ne les doit pas à ses poètes, ni à Venise, ni même à Tolède, mais bien plutôt à ces classes de philosophie où son adolescence s’enivra « d’une poésie qui ressemblait à de l’épouvante. » Son professeur de métaphysique l’a marqué d’une empreinte que Napoléon, son professeur d’énergie, n’effacera point, et la passion des systèmes lui a laissé comme une fièvre qui résistera longtemps même au frais sourire du petit héros des Amitiés françaises, et à la douceur du pays lorrain.