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pas qu’il se sente opprimé par des hommes sans culture ou par des négocians ; son chagrin c’est de vivre parmi des êtres qui de la vie possèdent un rêve opposé à celui qu’il s’en compose. Fussent-ils par ailleurs de fins lettrés, ils sont pour lui des étrangers et des adversaires. » « Ces barbares, s’écrie-t-il, encore ces barbares, par qui plus d’un jeune homme impressionné faillira à sa destinée et ne trouvera pas sa joie de vivre, je les hais. » Est-ce bien sûr ? Non, certes, et nous n’en croyons M. Barrès qu’à demi. Son cœur est encore en leur puissance. Lui, les haïr ! Aurait-il bien le courage de cette haine, si je lui disais le nom de quelques-uns de ces hommes que son imagination adore comme autant de dieux : Rousseau, Michelet, Hugo, Byron, Baudelaire, qui sais-je encore ? Ces héros qui ont peuplé ses premières solitudes, tous ou presque tous campent avec les barbares, et comme ils sont enfin une partie de lui-même, il est déchiré entre ses puissances de vénération qui veulent leur rester fidèles et sa jeune ironie qui déjà confusément commence à discuter leur prestige.

Ces complications rendent plus passionnant et plus incertain le duel qui s’engage entre le jeune écrivain et les barbares. Il ne s’agit pas simplement de se défendre contre des ennemis redoutables, il faut encore et au préalable s’affranchir de leur sortilège, briser des chaînes qu’on aime encore, reprendre des gages qu’on avait cru donner pour toujours. Comme c’est là tout le drame que nous présente l’évolution littéraire de M. Barrès, ne craignons pas d’insister un peu sur les préludes d’une si belle aventure.

Est barbare, au sens de M. Barrès, quiconque nous prêche la révolte contre nos limites naturelles : soit que pour cela il nous fasse rougir de nos misérables origines, soit qu’il étende démesurément les perspectives où il nous appelle, son but constant est de nous entraîner le plus loin possible de l’humble Sparte où nous sommes nés. Une adolescence grise, avide et comprimée, livrait sans défense notre lycéen de Nancy à la première troupe de bohémiens qui lui offrirait une place dans leur roulotte. Il accueillit donc avec une sorte de transport religieux les tziganes de la métaphysique et du romantisme, les Fleurs du mal et le kantisme. Stanislas de Guaita le réveillait au son des musiques baudelairiennes, exaspérant, dès la première heure du jour, « le point névralgique » de cette âme.