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se fortifie, l’argent n’achetant jamais que du travail humain. Quelle sorte de travail humain, épuisant de quelle façon la substance humaine, la substance des foules anglaises, la véritable substance de l’Angleterre, on peut s’en rendre compte en visitant vers 1850 les quartiers ouvriers de Londres, de Liverpool, de Manchester et de Birmingham. Pour les multitudes à faces blêmes qui meurent de faim et de phtisie dans l’ordure de ces quartiers-là, on peut dire que la grande divinité anglaise, Britannia de l’Agora, Britannia du Marché, fut plutôt la déesse de l’Insuccès, the Goddess of not Getting on[1].

La vérité, c’est toujours que, pour le pauvre comme pour le riche, comme pour la nation tout entière, le seul progrès est celui qui accroît dans les corps et les âmes la quantité de vie. « Puisque la richesse est un pouvoir exercé sur les hommes, ne suit-il pas que plus forts sont les hommes, plus grande est la richesse ? Peut-être pourrait-il même apparaître un jour que les hommes eux-mêmes sont la richesse, que ces pièces d’or par quoi nous avons l’habitude de les conduire ne sont rien qu’une sorte de harnais byzantin qui sert à brider la créature, mais que si l’on pouvait guider ladite créature vivante sans que l’or byzantin lui tire la bouche et lui sonne aux oreilles, elle pourrait devenir plus précieuse que son harnais. Pour tout dire, on découvrira peut-être un jour que les veines de la richesse sont couleur de pourpre, qu’elles ne sont pas filons dans la roche, mais veines véritables dans la chair ; bien plus, que la fin et la consommation de toute richesse est de produire le plus grand nombre possible de créatures aux poitrines larges, aux yeux vifs, aux cœurs joyeux. Aujourd’hui ce qu’on appelle richesse semble avoir un objet contraire, la plupart des économistes ayant l’air de considérer que les multitudes de créatures humaines ne sont pas de la richesse, bien plus, qu’elles ne peuvent servir à créer de la richesse que si leurs yeux se ternissent et si leurs poitrines se voûtent. Néanmoins, on peut se demander sérieusement, — et je laisse aux lecteurs de méditer la question, — si de toutes les manufactures nationales, celle des âmes, des âmes de bonne qualité, ne finirait point par se révéler comme la plus véritablement lucrative. J’imagine même qu’à quelque époque très lointaine et dont on peut à peine rêver,

  1. Crown of Wild Olive, § 80.