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pour le reconnaître, — nous penserions peut-être que tout n’est pas bon dans cette production-là. Et la grande clameur qui monte de toutes nos cités industrielles, plus haut que le rugissement de leurs fournaises, a véritablement ceci pour cause : c’est que nous y manufacturons toutes les richesses, excepté des hommes. Nous y nettoyons le coton, nous y trempons l’acier, nous y raffinons le sucre, nous y façonnons la fonte. Mais de purifier, de tremper, de façonner une seule âme vivante, voilà une entreprise dont personne ne s’avise jamais d’imaginer le profit[1]. »


V

Car l’Angleterre est aveuglée par la superstition moderne qui juge la richesse de l’homme à la quantité des choses qu’il possède, et la valeur d’une chose à son pouvoir d’achat. Or, la richesse de l’homme n’est pas dans son avoir, mais dans son être. « Il n’y a de richesse que la vie, la quantité positive de vie, laquelle s’appelle force et bonheur. Il n’y a de valeur que ce qui sert à conserver ou accroître notre quantité de vie[2]. » Valeur d’une gerbe de blé dont le poids représente ce qu’elle peut réparer de la substance du corps, valeur d’un pied cube d’air pur qui peut entretenir telle quantité de sa chaleur, valeur d’un bouquet de fleurs qui peut, suivant son degré de beauté, plus ou moins réjouir, c’est-à-dire vivifier les sens et le cœur. Qui peut : notez ce mot qui revient dans la définition de chacune de ces valeurs. En effet, chacune ne peut servir à la vie que si la vie est capable de s’en servir. « Qu’un homme se meure de tuberculose, et le pied cube d’air n’empourprera plus le sang de ses artères ; qu’il soit hébété par le vice ou par un stupéfiant labeur, définitivement affaissé dans sa misère, et ni lis ni roses ne le ranimeront. Ainsi les choses valent suivant notre vaillance, et ce n’est point par un : je possède, mais par un je puis que s’affirme la richesse. Toujours elle est fonction de la vie, du pouvoir vital que nous avons de la transmuer en force et en joie. Elle tend vers zéro si ce pouvoir décroît, elle peut même franchir le zéro et passer aux quantités négatives quand elle devient, comme il est fréquent, antagoniste de la vie. Prenons un cas limite, comme disent les mathématiciens. Dans un naufrage

  1. Stones of Venice, VI, § 16.
  2. Unto this Last, IV.