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se transfigurer[1]. » Et cet art était humble comme l’amour, l’ouvrier n’espérant pas égaler les splendeurs imaginées du Paradis, ni les beautés visibles de la terre. Et parce qu’il était humble il n’humiliait pas l’ouvrier, ni la foule ignorante et simple. Il s’adressait à tous. Universel, naïf, capricieux, fantasque et pourtant si passionnément sérieux et sincère, il égayait la porte et l’escalier du pauvre et dressait des cathédrales pour un peuple. Mais cette architecture de gala dont l’expression suprême est le morne et magnifique palais du Roi-Soleil, le pauvre sait bien qu’elle n’est que pour le riche. Elle lui répète qu’il n’est pas de la même espèce que le riche, que le riche ne veut pas de lui pour son frère. La haine commence à gonfler son âme. « Son âme est lourde de l’insolence des riches et de la méchanceté des orgueilleux… »


IV

Pensant toujours à la Venise qu’a vue Commynes, ou bien à la vieille Rouen, quittons les rectangles vides et les frontons des trois siècles qui suivirent la Renaissance, — les copies de plus en plus mortes et stéréotypées du classique. Quittons Whitehall et Gower-Street, et parcourons maintenant ces quartiers industriels de Londres où habite et se manifeste l’âme propre, où bruit et trépide l’activité caractéristique du siècle utilitaire. Faisons mieux : regardons une Leeds, une Manchester, c’est-à-dire une ville qui ne soit rien qu’un produit de notre temps. Dans l’évanouissement progressif de la beauté qui commence à la Renaissance, Gower-Street ne marquait que le moment final. Nous entrons maintenant dans les régions de la laideur, — de la laideur positive, agressive, dont les influences contraires à celles de la beauté répriment et dépriment. Tout à l’heure, à Versailles, à Whitehall, même dans Gower-Street, ce n’était que la sensation du vide ou de l’inanimé : l’ennui. Ici, c’est la souffrance, indice d’une atteinte à notre être. L’étrange, l’inquiétant phénomène pour les hommes qui vécurent des anciens aspects et travaux de la ville et de la campagne, que ces taches grises, ces amas fumans et couleur de fumée, dont la tristesse serre le cœur, et qui s’élargissent, se rejoignent dans

  1. Stones of Venice, vol. II, chap. vi, § 12.