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et de compas ; ils arrivent à la correction géométrique, mais en échange ils ont donné leur âme.

Car c’est fini pour eux d’imaginer, de rêver, d’animer un peu leur travail de libre fantaisie ; c’est fini d’être des hommes. L’esclavage moderne est commencé. Cet art qui va régner sur l’Europe, de plus en plus abstrait et dépouillé jusqu’à se vider de toute substance, et par son propre progrès s’anéantir quand il aboutit, après avoir donné le palais de Versailles, aux rectangles nus de nos façades et de nos fenêtres, ce nouvel art, qu’il est rigide, glacé, insensible, inhumain ! — dès l’origine incapable d’exaltation, incapable de pitié, d’une concession quelconque au faible ou au pauvre : Art pour les doctes, car l’excellence dont il s’enorgueillit est d’espèce raffinée, produit d’une intense culture, d’une profonde érudition, — et l’architecte sait bien qu’elle est inaccessible au peuple. Il le dit très haut : « Mon œuvre, vous ne pouvez pas la comprendre si vous n’avez pas étudié Vitruve. Je ne vous accorderai ni couleur qui réjouisse, ni sculpture qui récrée, rien qui puisse vous rendre heureux, car je suis un homme savant. Ce que je construis ne vous donnera de plaisir que par sa frère aristocratie, son rigide formalisme, son exactitude achevée ; sa froide tranquillité. Je ne travaille point pour le vulgaire, seulement pour les cours et les académies. » — Art pour les riches aussi, pour les puissans qui veulent superbement ce qui rendra visible leur puissance et leur richesse, ce que leurs modes et leurs conventions appellent beauté, et qui prétendent l’obtenir à force de labeur insensible et payé.

Combien plus spontané, abondant, fécond en beauté vraie, c’est-à-dire traduisant de l’âme et de la vie, l’art de l’époque précédente, et comme l’artisan, au lieu d’y trouver sa mort spirituelle, y excitait ses énergies de sentiment et de pensée ! Il était un artisan, et non pas un manœuvre. Malhabile et lourde était sa main ; mais la pierre s’animait d’autant mieux de sa fantaisie que sa main n’était pas astreinte à produire la perfection. « Toute sa rudesse se laissait voir, toute sa lenteur, toute son ignorance, honte sur honte, insuccès sur insuccès, hésitation sur hésitation, mais enfin apparaissait toute sa majesté, » — celle d’une âme humaine. « Nous n’en mesurons la hauteur qu’aux nuages qui s’y accumulent, et que sombres ou brillans soient les nuages, nous savons qu’en eux, derrière eux, tout finit par