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fenêtres percées en trèfles, des gargouilles qui rient, et partout, dans des niches, au coin des murs, à l’angle des venelles, des figures de paradis, d’évangile, de légende ou de copieuse et joyeuse vie réelle. Et l’esprit qui se jouait ainsi dans la pierre, c’était le même qui, pour glorifier Dieu, savait « accumuler en masses disciplinées et vertigineuses les sauvages rochers de la mer normande, donner au porche du temple la profondeur et l’ombre de la caverne de l’Horeb, et, du sein de la cité populeuse, faire lever des falaises de pierre solitaire et grise dans le tournoiement des oiseaux et le silence de l’espace[1]. »

Conservons en notre esprit ces images d’un somptueux passé, — rue de Rouen ou de Cologne au XIVe siècle, ou bien groupe de palais vénitiens à la même époque, et puis regardons le décor moderne d’une grande ville. Promenons-nous à Londres, non pas même dans les faubourgs industriels, mais en des quartiers qui sont vieux déjà de plus d’un siècle, « dans Baker-Street ou Gower-Street, et comparant ceci et cela, demandons-nous quelles furent les causes d’où sortit un si vaste changement dans l’esprit de l’Europe, » par quelles transitions les facultés inventives et constructives de l’homme ont franchi « l’intervalle qui sépare un Grand-Canal d’une Gower-Street, et le pilier de marbre, l’arche en pointe de lance, la broderie de feuillage, l’harmonie brûlante et fondante de l’or et de l’azur, de la cavité rectangulaire dans un mur de briques[2]. L’histoire de cette décadence de l’art est l’histoire d’une décadence morale et sociale. Ce qui se manifeste au cours des siècles avec les lignes géométriques, la nullité des façades ou leurs ornemens inertes et glacés, c’est une paralysie progressive de l’âme, une baisse de l’énergie, de la fantaisie, à mesure que monte l’orgueil de l’homme, une diminution de sa force spirituelle, tandis que grandit sa force matérielle, et que la foi croissante à la science chasse la foi au Christ et à sa loi. Cette foi nouvelle, cet orgueil et sa révolte s’affirmèrent pour la première fois avec la Renaissance. Là est le principe de mort, reconnaissable en certaines pierres de Venise, — comme en d’autres le principe antérieur de vie : la religion, la vertu et l’humilité anciennes. Point n’est besoin de quitter Venise pour suivre son développement fatal[3].

  1. Seven Lamps of Architecture, III, § 24.
  2. Stones of Venice, vol. III, ch. i.
  3. Stones of Venice, passim.