Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les degrés pour gagner le carrosse qui l’attend dans la cour, il s’adresse presque gaiement aux soldats qui le soutiennent :

— Ah ! vous autres êtes de braves gens, dit-il, buvez à ma santé, et il leur jette dix louis, tout ce qui reste dans sa bourse.

Moins heureux est leur colonel.

— Apprends que les gens de ta sorte ne sont pas faits pour s’asseoir près de moi, lui crie le prisonnier en repoussant d’un coup de poing le malheureux qui s’apprête à monter en voiture.

C’est, il est vrai, un officier de fortune, et le Roi si friand de basses gens ne les admet guère dans son armée.

Mais l’heure est passée des grands dédains. Le carrosse, escorté de dragons, part à toute allure pour Rivoli, pour Rivoli où Victor-Amédée signait naguère son abdication et où il revient prisonnier, pantelant de fureur, « la langue pendante hors de sa bouche pleine d’écume. »

Depuis la veille, une nuée d’ouvriers muraient les portes, grillageaient les fenêtres, transformaient le château en prison, et quelle prison ! Sous les plombs de Venise, Victor-Amédée n’eût pas été soumis à un régime plus cruel, à une surveillance plus étroite ; ni jour, ni nuit, il n’était seul un instant. Quatre officiers, sabre au clair, veillaient devant sa porte toujours ouverte, défense à lui de parler à voix basse, défense à tout le monde de répondre à aucune question ; ni encre, ni plume, ni papier ! On ne pouvait accéder à ses appartemens que par une seule porte, par un seul escalier ; comme promenoir, il avait une petite terrasse, il n’y pouvait faire un pas sans être suivi de deux gardiens. On lui avait bien, par compassion, laissé son médecin Grossi et son aumônier, le Père Dormiglia ; mais encore ne pouvait-il s’entretenir avec eux que devant témoin.

Tandis que le matin il assistait à la messe, Solaro, le gouverneur du château, perquisitionnait dans la chambre du prisonnier, fouillait ses meubles, feuilletait ses papiers, palpait jusqu’aux poches de ses vêtemens. Le soir, il en allait de même quand le Roi était couché.

Pendant les premiers jours, ce furent de tels égaremens, de tels délires, que tout faisait craindre que le prisonnier devînt fou ; puis, peu à peu, ses forces le trahirent. Trois semaines d’atroces souffrances suffirent pour faire du terrible vieillard un pauvre être tremblant, pleureur, sans défense.