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imprudence : M. Jaurès a pu s’en apercevoir, mais trop tard. M. Delcassé a pris sa revanche des amertumes qu’il avait dû longtemps subir. Son discours, très préparé, très médité, où rien n’était livré au hasard, a été une éclatante manifestation oratoire. La Chambre en a ressenti une impression d’autant plus forte qu’elle ne s’y attendait pas. Elle a vu un accusé qui se défendait avec dignité, sur beaucoup de points avec justesse, et toujours avec éloquence. Le discours de l’ancien ministre était animé d’un patriotisme ardent et faisait sonner très haut l’honneur national : comment n’y aurait-elle pas été sensible ? Elle s’est livrée à ses sentimens avec une spontanéité sans calcul et peut-être même sans réflexion, comme cela lui arrive d’ailleurs assez souvent. Quand M. Delcassé est descendu de la tribune, on lui a fait une véritable ovation. L’effet de son discours, si grand sur la Chambre, ne l’a pas été moins à l’étranger ; mais, naturellement, il n’a pas été partout le même.

Quelle a été la thèse de M. Delcassé ? M. Jaurès avait qualifié sa politique de téméraire : il s’est efforcé de prouver qu’elle ne l’avait pas été, et il y a évidemment réussi auprès de son auditoire, puisqu’il l’a couvert d’applaudissemens. — Alors, s’est écrié M. Jaurès, pourquoi l’avez-vous renversé ? — À cette question M. Delcassé a donné lui-même une réponse : C’est, a-t-il dit, parce qu’on vous a trompés. On a fait croire à la Chambre et au pays qu’il y avait un sérieux danger de guerre à l’horizon et, devant cette menace, les esprits se sont troublés, les cœurs ont faibli. Or, il n’y a jamais eu un danger de ce genre ; qui donc aurait pu avoir l’idée de déclarer la guerre à la France parce qu’elle aurait refusé d’aller à la conférence ? Est-ce l’Allemagne ? Non ; elle l’a avoué depuis. M. le prince de Bülow a dit, en effet, un jour à la tribune du Reichstag que l’Allemagne n’avait jamais songé à faire la guerre pour le Maroc, et M. Delcassé a cité cette phrase. Mais il a omis celle qui suivait, et qui n’était pourtant pas moins significative : « Pas plus, avait ajouté le chancelier impérial, que nous n’avons fait la guerre en 1870 pour la candidature Hohenzollern. » La Prusse n’a pas fait la guerre en 1870 pour la candidature Hohenzollern, soit ; mais elle l’a faite. L’Allemagne ne l’aurait pas faite en 1905 pour le Maroc, soit encore ; mais n’aurait-elle pas pu la faire pour autre chose, à savoir, comme l’a dit M. de Bülow, pour défendre l’honneur et les intérêts de l’Empire ? Ce sont là des mots vagues, volontairement vagues et imprécis, qui permettent toutes les volte-face. Si M. Delcassé n’a pas d’autre caution des intentions pacifiques de