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malheurs qui ont rempli sa vie, presque depuis le jour où elle naissait dans la pourpre. Vainement elle affectait de se raidir en une belle attitude, de se répéter avec le poète, à chaque nouveau coup du sort qui la frappait : « Supporte cela, mon cœur ; tu as supporté de pires maux déjà. » Au fond, elle ne pouvait se résigner. Quand, devenue vieille, elle repassait dans sa mémoire les débuts éclatans de sa vie, ses espérances impériales, les années radieuses de sa jeunesse ; quand elle évoquait tous ces fantômes qui avaient fait cortège à son bonheur, le jeune Constantin Doukas son fiancé, la jolie impératrice Marie, et l’incomparable Alexis son père, et Irène sa mère, et son mari, et tant d’autres ; quand à ces gloires disparues elle opposait sa solitude présente, les ingrats qui l’oubliaient, les anciens amis qui la négligeaient, les proches parens qui la traitaient mal et la rendaient odieuse à tous, elle ne pouvait retenir ses larmes. Son âme ulcérée, pleine de rancunes, se plaisait à ressasser ses infortunes. « Dès le berceau, écrit-elle, j’en jure par Dieu et par sa divine mère, des disgrâces, des afflictions continuelles m’ont accablée. Les choses de mon corps, je ne les dirai point ; j’en laisse le soin aux domestiques du gynécée. Mais pour énumérer tous les maux qui m’assaillirent depuis l’âge de huit ans, tous les ennemis que m’a valus la malice des hommes, il faudrait la facilité d’Isocrate, l’éloquence de Pindare, la véhémence de Polémon, la muse d’Homère, la lyre de Sapho. Il n’est point de malheur, petit ou grand, qui ne se soit abattu sur moi. Toujours, alors comme aujourd’hui, le flot de la tempête m’a écrasée ; et au moment même où j’écris ce livre, une mer de disgrâces m’accable, et les flots succèdent aux flots. » Puis ce sont d’aigres et transparentes allusions aux « puissans du jour, » qui la laissaient vivre « dans son coin, » qui ne permettent pas aux plus obscurs même de lui rendre visite. « Voilà trente ans, j’en jure par l’âme bienheureuse des défunts empereurs, que je n’ai vu ni reçu aucun des familiers de mon père ; beaucoup sont morts, beaucoup se sont éloignés par crainte, à la suite des changemens de la politique. » Ailleurs elle déclare que ses infortunes pourraient émouvoir non seulement tout être sensible, mais jusqu’aux choses inanimées ; et, se drapant dans sa douleur, se posant en grande victime, elle s’étonne que tant de malheurs accumulés ne l’aient point changée elle-même en quelque objet insensible, comme les affligées célèbres de la mythologie païenne.