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terre sa coiffure impériale, et saisissant un couteau, elle coupe sa chevelure presque jusqu’à la racine ; elle jette au loin ses brodequins de pourpre pour chausser des bottines noires ; elle emprunte à la garde-robe de sa fille Eudoxie, récemment devenue veuve, les vêtemens de deuil et le voile noir dont elle enveloppe sa tête. En racontant cette journée tragique, Anne Comnène, bien des années plus tard, se demande si elle n’est point le jouet d’un rêve affreux, pourquoi elle n’est point morte en même temps que ce père adoré, pourquoi elle ne s’est point tuée le jour où s’est éteint « le flambeau du monde, Alexis le Grand, » le jour où, comme elle dit, « son soleil s’est couché. »

Il n’y a point, dans tout ce beau récit, un mot qui puisse faire soupçonner même les intrigues et les ambitions qui s’agitaient dans cette chambre de malade. Irène, dans son désespoir, n’a plus souci du diadème ni du pouvoir ; Anne, à ses côtés, méprise toutes les gloires de ce monde. Pas un mot ne rappelle la succession convoitée, ni les efforts suprêmes qu’on tenta pour renverser l’ordre établi. A peine trouve-t-on une allusion discrète à la hâte que mit Jean Comnène, l’héritier du trône, à quitter le lit du mourant pour aller se saisir du grand palais ; à peine, en passant, est-il fait mention du trouble qui régnait dans la capitale. Et c’est tout. C’est dans les autres chroniqueurs de l’époque qu’il faut regarder pour voir ce qui se cache sous ces lamentations de femmes, les assauts donnés par Irène à l’empereur mourant pour le décider à déshériter son fils au profit de Bryenne, et la fureur de l’impératrice lorsque Jean Comnène, ayant arraché de la main de l’agonisant ou plus vraisemblablement reçu de lui l’anneau impérial, se fut fait proclamer en toute hâte empereur dans Sainte-Sophie et eut pris possession du grand palais. C’est alors chez toutes ces femmes ambitieuses une explosion de rage folle. Irène excite Bryenne à se proclamer lui aussi empereur et à marcher contre son beau-frère les armes à la main. Puis elle se jette sur le corps de l’empereur mourant ; elle lui crie que, lui vivant, son fils vient de voler le trône ; elle le supplie de reconnaître enfin les droits de Bryenne à la couronne. Mais Alexis, sans répondre, lève les mains au ciel d’un geste vague et sourit. Irène exaspérée éclate alors en reproches : « Toute ta vie, lui crie-t-elle à la face, tu n’as fait que ruser et employer ta parole à dissimuler ta