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— elle était à cette date déjà mariée depuis plusieurs années, — elle se trouvait un jour, avec ses sœurs, aux fenêtres du palais, quand passa le cortège qui conduisait au supplice un conspirateur, Michel Anémas. A la vue de ce beau soldat, si séduisant et si malheureux, elle se sentit si vivement émue, qu’elle n’eut de cesse avant d’avoir arraché sa grâce à l’empereur son père ; et elle se passionna à ce point pour cette folle entreprise qu’elle osa, elle si respectueuse de l’étiquette et des convenances, venir troubler Alexis jusqu’en son oratoire, au pied des saints autels où il faisait ses prières. Dix ans plus tôt, étant jeune fille encore, — elle avait alors quatorze ans, — elle avait éprouvé une autre émotion du même genre, et plus profonde. Ce fut lorsqu’en 1097 débarqua à Byzance l’un des chefs de la première croisade, le brillant Bohémond, prince de Tarente. Il faut lire dans l’Alexiade le portrait enthousiaste qu’Anne Comnène a tracé de ce géant roux, à la taille fine, aux larges épaules, à la peau blanche, aux yeux bleus étincelans, au rire éclatant et terrible, de ce héros redoutable et séduisant à la fois, si bien fait au physique qu’il semblait construit d’après le « canon » de Polyclète, et au moral si souple, si habile, si beau parleur. « Il n’y avait point, écrit-elle, dans tout l’empire romain, d’homme qui lui fût comparable, Grec ou barbare. Il semblait porter en lui la vaillance et l’amour, et il ne le cédait qu’à l’empereur mon père pour l’éloquence et les autres avantages dont la nature l’avait comblé. » Ainsi parlait du barbare d’Occident cette princesse byzantine, plus de quarante ans après le jour où Bohémond lui était apparu pour la première fois comme un éblouissement. Il n’y a point dans l’Alexiade tout entière, exception faite du basileus Alexis, un homme à qui Anne Comnène ait fait les honneurs d’un portrait plus achevé et plus flatteur.

Il convient d’ajouter sans tarder que, si Anne Comnène regardait et aimait les beaux hommes, c’était en tout bien tout honneur, comme une chaste et honnête dame qu’elle était. Mais elle avait assurément au fond de l’âme des trésors de tendresse qui ne demandaient qu’à se répandre. Elle a pleuré toute sa vie le fiancé de son enfance, ce jeune Constantin, si prématurément disparu, et dont la mort, il faut le dire aussi, porta, comme on le verra tout à l’heure, un coup cruel à ses vastes ambitions. Ensuite, lorsqu’en 1097 on la maria au grand seigneur qu’était Nicéphore Bryenne, de ce mariage purement politique, son