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d’une admiration trop profonde pour ne point suivre aveuglément les leçons que leur existence offrait à sa jeune âme. D’ailleurs, très fière d’être l’aînée des enfans issus d’Alexis et d’Irène, très fière de ce titre impérial dont on l’avait parée dès le berceau, elle ne jugeait rien au-dessus de son éminente dignité de « porphyrogénète. » L’orgueil qu’elle avait d’elle-même, de sa race, de son pays, était incommensurable. A ses yeux, Byzance était toujours la maîtresse du monde, dont toutes les autres nations étaient les très humbles vassales, et son trône le plus beau des trônes de l’univers. Il faut voir avec quel dédain cette princesse byzantine parle des croisés, de ces barbares malappris dont elle s’excuse d’introduire les noms grossiers dans son histoire, également, froissée dans son amour-propre littéraire de sentir le rythme de sa phrase rompu par ces vocables étrangers, et dans son orgueil impérial de devoir perdre temps à s’occuper de ces hommes qui la dégoûtent et l’ennuient. Anne Comnène était très princesse, et le monde cérémonieux où s’écoula sa vie n’avait pu que fortifier en elle ces naturelles dispositions. Dans son âme volontaire, autoritaire et ambitieuse, le sentiment qu’elle avait de sa valeur et de son rang devait amener d’étranges perversions.

Cependant, ce n’était point une âme sèche. On surprend chez cette femme savante et ambitieuse une pointe de sensibilité, de sentimentalité même, qui ne laisse point d’être amusante parfois ou touchante. Je n’entends point seulement parler ici de l’affection très grande qu’elle eut pour ses parens. Elle-même rappelle assez plaisamment, à propos du miracle qui marqua sa naissance, comment elle fut, dès le sein de sa mère, une enfant obéissante et docile. Ailleurs, elle déclare que, pour ces parens tant aimés, elle n’hésita point à s’exposer aux plus gros ennuis, aux plus graves périls, « risquant pour eux sa situation, sa fortune et même sa vie, » et que l’attachement tout particulier qu’elle eut pour Alexis son père devint pour elle la source de bien des infortunes. Ce sont là des sentimens de famille infiniment respectables : Anne Comnène, on le verra, ne jugea d’ailleurs point utile de les étendre à tous ses proches. Mais, — et ceci est plus piquant, — d’autres affections encore trouvaient place dans ce cœur ; comme l’Arsinoé de Molière, cette précieuse, cette prude, cette pédante avait « de l’amour pour les réalités. » Elle-même nous a raconté comment, vers l’année 1106,