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n’avait eu à prendre un tournant si difficile. Enfin, embrouillant à plaisir le passé, le présent, l’avenir ; noyant le tout sous un flot de flatteries, l’habile homme répondit, en ne répondant à rien, puis se hâta d’envoyer à Charles-Emmanuel la lettre de son père.

Trop avisé toutefois pour en faire le prétexte d’une rupture dont il eût assumé la responsabilité, Orméa se garda bien de déconseiller le voyage projeté en Savoie : la rencontre des deux rois y devait fatalement amener la brouille qu’il désirait.

Charles-Emmanuel avait voulu cependant, en façon d’éclaireur, se faire précéder à Chambéry par le maréchal de Rhebinder, un des rares amis de son père. Rhebinder devait, sous prétexte de rendre compte à Victor-Amédée de tout le militaire, essayer de l’adoucir. Mais hast ! le vieux guerrier s’entendait mieux à charger qu’à négocier. Il ne put aller loin. Dès le premier mot, le Roi l’avait mis en déroute : « Carlin n’était qu’un ingrat, qu’un sot. »

Ce fut bien pis encore lorsque Carlin lui-même arriva le lendemain. La Spigno avait mis son mari hors de tout sang-froid : menaces, invectives, injures tombèrent comme grêle sur les ministres « bons à pendre, » et sur « l’imbécile qu’ils menaient par le nez. »

Orméa entre temps arrivait-lui aussi à Chambéry. Les colères de son ancien seigneur lui étaient trop familières pour qu’il n’en pressentît pas le danger. Mais encore ce danger ne semblait pas prochain. Charles-Emmanuel brusqua simplement son départ pour Evian, tandis que le hasard allait heureusement, et à temps, se mêler de ses affaires.

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Certain petit vicaire nommé Michon, abusant du droit qu’un antique usage donnait au premier venu de visiter le château de Chambéry en l’absence des princes, s’était fourvoyé jusque dans la garde-robe de la marquise de Spigno[1].

Tandis qu’il admirait les atours de la dame, elle rentra avec le Roi ; l’autre n’eut que le temps de se jeter derrière un rideau ; et de là, comme la conversation allait son train, entre les arrivans,

  1. Le Roi et la marquise étaient allés ce jour-là à Saint-Alban, près de Chambéry, visiter une maison qu’ils avaient louée au marquis Costa. Victor-Amédée y faisait exécuter de grands travaux qui, lors de son départ précipité, demeurèrent impayés et à la charge du propriétaire. (Notes inédites.)