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IV

Les individus ne sont pas seuls à avoir des patrons : les hommes réunis en ont aussi.

Nous n’avons plus aujourd’hui la moindre idée de ce que fut la vie chrétienne à la fin du moyen âge. Jamais l’homme ne fut moins isolé. Divisés en petits groupes, les fidèles formaient d’innombrables confréries. C’était toujours un saint qui les rapprochait. Car les saints étaient alors le lien qui unissait les hommes.

Il faut essayer d’imaginer ce qu’était le vieux Rouen vers le temps de Louis XII. Dans les petites rues étroites aux maisons sculptées, les corps de métiers se groupaient. Cette ruelle était réservée aux cordonniers, cette autre aux bouchers, et aux drapiers ce sombre dédale. Parfois, du milieu des boutiques et des échoppes une charmante église jaillissait : c’était celle de la corporation. Il y avait Saint-Etienne des Tonneliers, Sainte-Croix des Pelletiers, d’autres encore que les révolutions ont détruites. Rassemblés dans la même rue, les artisans étaient encore réunis à l’église aux pieds de la statue de leur saint. Tous alors, du maître à l’apprenti, appartenaient à la même confrérie. Il semblait qu’un métier fût d’abord une association religieuse. On avait une maison commune ornée comme une église. La maison des orfèvres, qui se voyait près de la tour de l’Horloge, montrait dans ses vitraux l’histoire de saint Eloi.

Toutes les corporations ne pouvaient avoir une église. Beaucoup se contentaient d’une chapelle à Saint-Maclou, à Saint-Patrice, à la cathédrale. Chaque chapelle, dans les églises de Rouen, était le siège d’une confrérie, confrérie pieuse, confrérie de métier, confrérie poétique. Les assemblées y étaient vivantes, pittoresques. On récitait des poèmes, on donnait des prix aux vainqueurs, on jouait des mystères, on célébrait des cérémonies symboliques. La statue d’un saint bienveillant présidait à ces fêtes. Le clergé n’avait nul besoin d’exciter le zèle des fidèles : il n’était occupé qu’à le modérer. La foi, surtout la foi dans l’intercession des saints, était alors vivante, créatrice. Les confréries naissaient spontanément. Elles étaient souvent d’une austérité qui étonne. On voyait se rassembler, au petit jour, dans le cimetière Saint-Vivien, des hommes qui avaient fait vœu de