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Turin un grand bal en masques. Dix quadrilles de lansquenets, de gondoliers, de bergers, d’ermites venaient de faire leur entrée, quand arriva en coup de foudre la nouvelle que Victor-Amédée avait été frappé l’a vaut-veille d’une attaque d’apoplexie. La bouche, les yeux restaient convulsés, la fièvre était forte.

Le premier mouvement de Charles-Emmanuel fut de partir pour Chambéry ; le second, d’attendre d’autres nouvelles. Elles arrivèrent plus rassurantes le lendemain ; le surlendemain, une lettre dictée par le malade achevait de dissiper toute inquiétude ; Victor-Amédée priait même son fils d’attendre, pour venir le voir, que la traversée du Mont-Cenis, obstrué par les neiges, fût moins dangereuse. Charles-Emmanuel remit donc au printemps le voyage projeté. Un tel empressement à obéir blessa cruellement le vieux Roi.

Il comptait, en effet, sur la venue de son fils pour faire diversion au terrible ennui qui le minait ; maintenant que s’y ajoutaient les souffrances d’une santé détruite, Victor-Amédée voyait tout au pire. Sa femme, dont il avait tant espéré pour charmer sa solitude, n’y apportait que regrets et récriminations ; la vie de recluse qu’elle menait à Chambéry décevait tous ses rêves : cette abdication si inattendue ne lui avait laissé qu’un mari vieux et difficile.

Et puis, voilà que, depuis sa maladie, Victor-Amédée ne recevait plus ce bulletin qui, chaque semaine, lui remettait en mains, comme il disait, « le fil des affaires. » Il s’en plaignit à son fils, celui-ci en parla à Orméa, qui argua de l’imprudence qu’il y aurait à laisser les secrets d’Etat à la merci des médecins, des gardes-malades, des apothicaires de Chambéry. Charles-Emmanuel se contenta de cette mauvaise raison, tandis que ce manque de parole prenait, aux yeux de son père, toute l’importance d’un crime de lèse-majesté.

Il est difficile, en effet, de perdre l’habitude de ce qu’on a toujours été. L’absolutisme sexagénaire de Victor-Amédée se blessait, comme à vingt ans, de la moindre résistance.

La marquise, de son côté, envenimait au mieux égratignures et plaies. Ce n’étaient qu’allusions au passé : « Rien n’obligeait le Roi à vivre dans ce triste pays de Savoie ; le climat lui était funeste. Du train dont toutes choses allaient en Piémont, chacun y désirait son retour. C’était conscience de laisser ainsi misérablement s’effriter son œuvre si glorieuse. »