Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/648

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pudeur, soignait ses infirmités devant son ancienne maîtresse comme il eût fait devant son valet de chambre. Mais, dès que l’agonie commença, dès que les puissances du lendemain se préparèrent au Palais-Royal, on ne vit plus Mme de Tencin dans les antichambres de Meudon. Elle ne se piquait point d’une fidélité qui eût pu gâter l’avenir. Quand le cardinal mourut, l’abbé était encore à Rome. La mort rendit aux deux protégés du défunt toute leur liberté d’esprit ; et l’oraison funèbre que la sœur envoya à son frère valait plus sans doute par l’objectivité de la critique que par la piété du souvenir, si l’on en juge par la réponse de ce dernier : « Vous n’aurez nulle peine, lui disait-il, à me faire convenir des non-valeurs du cardinal Dubois. Il m’a manqué essentiellement : il me devait tout. J’ai bien du regret de ne pas lui avoir écrit des lettres à cheval de son vivant. »

Comme il ne les lui avait pas écrites, et que cette indépendance posthume restait suspecte, les victimes, maintenant triomphantes, du feu cardinal ne demandaient qu’à se ruer sur les Tencin et à leur faire expier une faveur trop cyniquement exploitée. S’il n’avait tenu, par exemple, qu’au marquis de Noce, la sœur eût été envoyée aux Petites-Maisons ou même à la potence. Le Régent, bon prince, ne pendit personne ; il mourut d’ailleurs peu après. Mme de Tencin eut l’habileté de se faire oublier quelque temps. Avec un tact merveilleux, elle devina la faveur naissante de Fleury ; sans faire la chasse aux bonnes grâces passagères de la marquise de Prie, — prudemment, sans bruit, elle orienta sa fortune et celle de son frère vers l’astre à peine levé ; et quand, le 11 juin 1726, le Roi désigna M. de Fréjus pour son premier ministre, les Tencin étaient de ses amis.

Jusqu’ici Claudine de Tencin n’a été qu’une étonnante et peu édifiante aventurière. Sa vie est une vie de coulisses, de tripots, d’antichambre et d’alcôve. Ses amans, qui ne sont pas toujours des amans successifs, s’étalent si nombreux et si publics qu’ils ne peuvent même plus s’appeler des amans, et que le vieux nom gaulois, dont les chansonniers d’alors ne se font pas faute de la gratifier, paraît à peine un peu vif. Parmi ceux qui ont ainsi passé chez elle, amans à la semaine ou au mois, plusieurs noms nous sont connus par les médisances des mémorialistes. Quelques-uns, comme on l’a vu, portaient des noms sonores : Leurs Excellences les ministres plénipotentiaires Prior et Schaub, Son Eminence le cardinal Dubois, Son Altesse Royale le duc d’Orléans. D’autres