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tendait de merveilleux brocarts cramoisis galonnés d’or ; celui du Roi, de damas jaunes bariolés d’argent. Vieux meubles, vieux serviteurs, rien ne survivait à ces enfantillages. La livrée était triplée, les attelages renouvelés, au plus leste et au plus brillant. Chacun à la Cour, dames d’honneur, gentilshommes, généraux, magistrats, de faire peau neuve à qui mieux mieux. Bals, dîners, illuminations, parties de campagne se suivaient sans repos ni trêve. Jamais Turin n’avait vu solennité pareille à celle de l’entrée du Roi dans sa bonne ville.

Deux heures durant, ce n’avaient été, de la porte Susine au Dôme, qu’une trombe de carrosses empanachés, de régimens au galop, qu’un étourdissement de cloches, de canons, de vivats, et cependant, chose incroyable, l’enthousiasme fut plus délirant encore à saluer Charles-Emmanuel quand il s’en vint, un mois après, en grand apparat, couronne en tête, entouré des princes du sang, des chevaliers de l’Annonciade, recevoir, à la cathédrale de Saint-Jean, le serment de fidélité de « ses sujets nobles, bourgeois et manans. »

Personne ce jour-là ne prêta un faux serment. Diverses étaient les langues, différentes les coutumes aux pays de Nice, de Piémont, d’Aoste et de Savoie ; mais l’amour du Roi, ce vivant symbole de la patrie, rattachait entre eux ces élémens disparates et faisait des joies et des douleurs royales des joies et des douleurs nationales.

Cette apothéose, malheureusement, était l’apothéose du marquis d’Orméa, autant que celle de Charles-Emmanuel.

Ministre de l’Intérieur, contrôleur des finances, grâce à l’inconsciente recommandation de Victor-Amédée, le marquis s’était, dès son retour de Rome, senti l’homme nécessaire ; l’occasion lui était bonne d’inaugurer son rôle de maire du Palais ; et déjà, à le voir là, debout, roide, hautain, près du trône, on devinait l’audacieux maître de demain.

Jamais fortune plus insolente que la sienne. Orméa avait passé sa vie, déjà longue, à s’appeler Ferrero, et à collationner les chiffres au ministère des Finances, quand, un matin, son chef malade l’envoya porter je ne sais quels papiers au Palais. Victor-Amédée, comme toujours curieux de petites gens, avait fait entrer Ferrero dans son cabinet. Ferrero, beau compagnon, très découplé de corps et d’esprit, de beaucoup de manège, de très peu de scrupules, d’une hardiesse à l’épreuve de tous les