Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naja, parfaitement !… Lâchez, lâchez, vous dis-je !… Et même l’Hamadryas, le Naja Bungarus en personne !… On le reconnaîtrait à cent pas !… Et la variété noire ! Lâchez-moi, Père Authemard, il va s’enfoncer dans un trou ! »

Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, les Pères missionnaires sont tyranniques et violens dans le bien. Le Père Authemard m’immobilisa d’autorité, appelant à l’aide le pion Cheick Iman qui se tint devant moi les bras en croix, tout en regardant prudemment par-dessus son épaule pour surveiller le reptile. Et le manikarin de Genji, le brahme, le catéchiste, mon porte-sac, le rhadjpoute de Krichnapouram et sa fille, la marmaille accessoire et les chiens du pays disparaissaient avec un touchant accord. Je vis le grand naja couleur d’encre filer entre les pierres sèches d’une enceinte ruinée. Sa queue frétilla un instant encore, puis je ne distinguai plus rien.

Ainsi me fut ravie l’occasion d’engager un combat hasardeux contre le plus bel exemplaire de ce naja indien qu’il m’ait été donné de voir en vingt-cinq années de voyages. Il mesurait certainement quatre mètres, pour le moins, et sa grosseur était celle du bras. Le Naja bungarus, appelé vulgairement hamadryas, est le plus puissant, le plus courageux et le plus redoutable des serpens venimeux de l’Asie. Sa morsure passe pour toujours mortelle. Seuls, les hideux crotales et le bothrops fer de lance du Nouveau-Monde, lui peuvent être comparés pour les effets, non pour la taille. On donne souvent à ce grand ophidien solitaire le nom d’Ophiophage, car il est accusé de se nourrir volontiers de serpens, et particulièrement du naja commun ou cobra capel (Naja tripudians). La haine que porte l’Ophiophage au cobra est expliquée par une vieille légende hindoue :

Au temps où les bêtes parlaient, une mère cobra rencontra l’Ophiophage qui se promenait dans un bosquet, aux environs du village qu’il venait de traverser : « N’as-tu rien vu d’intéressant dans les rues ? demanda la mère cobra. — Je te dirais bien quelque chose, répondit l’Ophiophage, mais ta méchanceté est telle que la prudence m’ordonne de ne t’en point parler. — Est-il possible ! s’écria la mère cobra. Quelle réputation est la mienne, et pourquoi médire ainsi de moi sans raisons ? »

L’Ophiophage, malgré sa prudence qui passait déjà pour extrême, se laissa aller à causer avec la mère cobra qui apprit bientôt son secret : « J’ai vu sur la vérandah de sa maison un