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œuvres suivent leur cours. Sans distinction confessionnelle, les misérables sont secourus dans la mesure du possible. Mais, en ces temps de famine, lutter contre la misère montante, ce serait vouloir endiguer la mer par une muraille de sable.

Et elle est là, la hideuse famine, la tueuse d’hommes, qui s’abat sur les terres brûlantes et les dépeuple sans mesure ni pitié. Le fléau, depuis près de huit ans, écrase le pays. Aux rhéteurs occidentaux, professeurs de charité politique, Genji fournirait une utile leçon de choses. Je doute, toutefois, que ces répétiteurs d’humanité s’abaissent jusqu’à parcourir la terre pour juger du paupérisme et des moyens de le soulager. À la mission, le défilé des misérables est sans fin. L’on peut dire, en toute certitude, que leur détresse n’a rien d’emprunté. Voici une femme toute jeune, qui s’avance avec un enfant sur le bras, une petite fille lui tient la main. Les haillons troués et poudreux les couvrent à peine de la ceinture aux genoux.

« Vois, Père, j’ai été abandonnée par mon mari, et mon fils a disparu depuis trois jours. Je l’ai cherché dans tout le pays depuis Settipettou, et mes jambes ne peuvent plus me porter. Que veux-tu que je devienne : je suis un pauvre insecte de la forêt… Prends mon petit, mes seins taris ne sauraient plus le nourrir. Je suis une païenne, c’est vrai, je le sais, mais je suis venue à toi parce qu’on dit que tu es le père de tous les malheureux. »

Et cette désespérée ne ment pas. Car les Iroulaires sont des gens simples et ignorant le mensonge au point que leur parole est reçue dans les cours de justice avec plus d’autorité que le serment d’un Brahme. Ainsi parla sans emphase la jeune femme du désert, bronzée, pleine d’élégance et de fierté dans sa grâce sauvage. Elle tremblait, recrue de fatigue, sur ses jambes sveltes de chasseresse, maintenant déformées par cette enflure qui annonce chez les affamés les premières approches de la mort. Seule, avec ces deux enfans, elle avait parcouru à pied plus de huit lieues dans la nuit. Pauvre insecte de la forêt ! Les modestes anneaux de cuivre jouaient à l’aise autour de ses bras émaciés. Sa chevelure en désordre cachait en partie son visage aux traits accentués, doux et fins. Et j’ai lu, dans ses yeux profonds et secs, l’horreur de l’agonie prochaine. Toujours je reverrai ces yeux noirs et vitreux qui ne pouvaient plus pleurer. Nous lui avons donné du pain, quelque argent, de quoi s’acheter un pagne. Pour une roupie, un peu plus de deux francs, elle pourra cacher la