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gigantesques montures. Tchatrias ou Musulmans, ces radjahs durent, sans doute, se sentir fortement secoués, car les dalles sont terriblement inégales, et beaucoup sont remplacées par des blocs à peine dégrossis, ou bien le degré est pratiqué dans le gneiss lui-même. Mais j’aime à croire que cette route suspendue dans le vide était alors entretenue soigneusement, encore que ce ne soit pas pour moi certitude. Les chevaux maigres et ardens des Mahrattes ont porté leurs cavaliers sauvages sur des hauteurs plus inaccessibles et désolées que cette rampe du Radjah Ghiri où je crains, à tout instant, que mes jambes ne me refusent leur service.

Un espoir me soutient. Encore cent marches, deux cents au plus, et j’atteindrai cette plate-forme, au pied du grand rocher, où je relevai, en 1880, la pierre marquée de la tête du bélier, l’antre du Krichna noir, admiré il y a plus de quarante ans par Esquer, et le trésor de Vichnou !

J’y arrive enfin, mais sans m’en apercevoir. Tout a été bouleversé, déraciné, rasé, sarclé, nettoyé, mis en ordre. Quelle désolation ! Si l’on n’a point balayé, c’est tout juste, et je n’en jurerais pas. Le sol paraît sablé, ratissé. Du bosquet administrativement éclairci on a extrait les débris d’architectures, les fragmens de statues. Ils s’alignent devant un édicule adossé au roc. L’entrée de la grotte où se cachait le Krichna noir, en granit poli, a été dégagée, tout est vide. Et, d’une voix mystérieuse, regardant autour de lui avec précaution, le manikarin de Genji m’annonce, par le truchement Cheick Iman, qu’on a trouvé là un trésor, il y a quelques années.

Le trésor, c’était sans doute l’image de Krichna dont Esquer parlait jadis avec un naïf enthousiasme et dont les notices archéologiques anglaises ne signalent même pas l’existence. Où est-il, maintenant, le divin joueur de flûte aimé des bergères ? Dans quelque salle du musée de Madras ? Mais aurai-je le temps et le courage d’aller l’y chercher ? Au milieu de cette fournaise sèche et grise, mes forces s’usent, et je me traîne le long des blocs plus lourdement que la sauterelle livide des décombres.

A ma gauche, c’est le vide. Sur ma droite, le grand rocher dresse sa masse carrée à trois cents pieds de hauteur, sans qu’un accident interrompe la régularité de sa surface bistrée. De grosses abeilles (Apis fasciata) montent et descendent tout le long, d’un vol léger, empressées contre leurs énormes gâteaux