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personne ne les en soupçonnait. L’un, l’abbé Balazzi, sous-bibliothécaire à l’Université, avait eu à dresser une sorte de tableau synoptique des plus célèbres abdications connues en histoire ; l’autre, l’avocat Cazotti, avait eu à calquer, dans toutes ses formes et formules, sur l’abdication de Charles-Quint, celle que projetait Victor-Amédée ; quant au troisième confident, c’était un certain abbé Boggio qui, bien que le Roi tînt son clergé de fort court, lui servait à l’occasion de confesseur, parfois aussi d’intime conseiller. Jamais le digne prêtre n’avait parlé contre sa pensée, ni cédé, sans avoir débité toutes ses raisons. C’est pourquoi le Roi voulait lui faire contrôler son projet, ne doutant pas, du reste, qu’il ne l’approuvât.

Aussi, grande fut sa stupéfaction quand, dès les premiers mots, l’abbé, qui ne savait à son pénitent qu’une religion toute politique, — témoin le profond respect avec lequel il avait enfermé sous triple serrure la Bulle Unigenitus — se jeta moitié riant, moitié suppliant à ses pieds.

— Votre Majesté me parle de repos, me parle du calme dont elle a besoin ; mais Votre Majesté porte en elle toutes les tempêtes de l’esprit ; les changemens de situation et de lieu ne sont pas des changemens de cœur. Que Votre Majesté demeure convaincue que la résignation est le seul moyen de conserver la paix... Et l’abbé d’ajouter bien d’autres raisonnemens tout aussi vrais, tout aussi beaux.

Peine inutile : le Roi, dont les impressions s’étaient toujours succédé par quartiers, répondait à ces édifians propos de non moins édifiante façon.

— Viennent, disait-il, les ennuis, les chagrins, les regrets. Je m’accrocherai à mon crucifix, et je souffrirai tout pour l’expiation de mes péchés[1].

— Mais encore, reprenait l’abbé, que Votre Majesté, sans abdiquer, nomme son fils lieutenant général du royaume...

— Non, répondait le Roi impatienté d’être ainsi contredit, je n’ai jamais rien fait à demi. Si je n’ai pas depuis longtemps abdiqué, c’est à cause de la Reine ; elle est morte, rien ne me retient plus. Je viens de passer la semaine de Noël à Rivoli ; j’ai demandé les lumières divines, je les ai obtenues, et suis maintenant irrévocablement affermi dans ma résolution.

  1. Carutti, p. 465.