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contre la féodalité d’Angleterre : « Vos nobles ne sont que des riches gonflés de traditions vides : leur orgueil est insupportable parce qu’il ne repose sur rien et ils tirent leur substance d’alliances avec les marchands. Est-ce qu’ils sont vos chefs ? Marchent-ils à votre tête dans les lettres, dans les arts, dans le gouvernement ? Non, pas même, je le sais, pas même dans le service militaire !… Vous ne faites tous qu’une seule masse et vous luttez dans le courant pour sortir et vous coucher et vous rouler sur les rives et y cuver votre indigestion. Vous travaillez si dur que vous n’avez plus qu’un but : engraisser et jouir[1]. » Mais précisément parce que M. Meredith, avec une rare clairvoyance et une ouverture d’esprit plus large que tous les systèmes, sait considérer les divers aspects des choses, il ne pouvait méconnaître la force et la grandeur des traditions anglaises et son œuvre leur fait la place qu’elles ont en réalité. Si la muse comique, essentiellement humaine et cosmopolite, regarde avec ironie quelques particularités nationales, s’amuse des admirations bourgeoises pour la noblesse et sourit de la gravité avec laquelle chacun considère les sacro-saintes frontières des classes[2], la pénétrante intuition de l’observateur lui révèle la vertu d’un ordre social qui ne comporte ni les jalousies, ni les haines, la stabilité d’un monde où la confiance monte d’en bas au-devant du pouvoir et ne cesse de renouveler avec lui un mariage de raison dont le sentiment fait les accords. L’aristocratie n’a jamais cessé en somme d’exercer son patronat comme une fonction naturelle. En échange, on l’estime, on l’admire, on l’aime. L’histoire, dans ce pays, n’a pas subi les dislocations de nos cataclysmes : elle n’a pas vu se creuser d’abîmes que les traditions ne sauraient plus franchir. Le passé, dont aucune tourmente n’a balayé l’empreinte, marque le présent de sa poésie. Cette poésie, M. Meredith la perçoit et l’exprime. Voyez seulement le personnage de lord Romfrey[3], le magnifique représentant de la vieille noblesse, robuste et fin, pénétrant et rude, combatif et chevaleresque. Le voici, au dénouement, devant l’Adversaire. Il a lutté pour arracher le jeune homme à l’influence de Shrapnel, il s’est exaspéré dans la lutte au point de frapper un jour le vieillard. Il a été vaincu. Nevil

  1. Barry Richmond, ch. XXIX.
  2. Voyez notamment les misses Pole et Tinley dans Sandra Belloni.
  3. Beauchamp’s Career.