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même est un jeu ; s’il consiste, en bien des cas, dans une copieuse précision de détails, c’est que ces détails font jouer, comme disent les psychologues, nos facultés représentatives ; et si enfin vous préférez le définir dédaigneusement, avec sir Willoughby, « le choc du bon sens contre de nouveaux exemples d’absurdité, » c’est alors, n’en doutez point, votre propre sens que vous appelez le bon et que vous amusez à la comédie dont le régale le monde. En quoi d’ailleurs différerait l’humour du comique et de l’esprit s’il ne se donnait carrière avec cette hautaine ou sereine indifférence du plaisir et de l’opinion d’autrui ?… Imaginez maintenant que ce penchant individuel ne soit contenu ni par notre amour passionné de la clarté, ni par notre sentiment de la mesure ; supposez que l’humour pratique l’allusion et tour à tour s’attarde ou s’évertue ; pour peu qu’il aime l’effort et s’accommode de l’obscurité, il se fera volontiers subtil, recherché, bizarre ; il prendra cette forme si spéciale à M. George Meredith quand il s’abandonne à « meredithiser. » Telles sont les quatre grandes pages de commentaires ou plutôt de variations sur le « mot triomphant » de Mrs Mountstuart : « Il a de la jambe ! » Nous ne saurions imaginer jusqu’où peut aller en ce sens la liberté du mauvais goût. On en jugera d’après quelques lignes.


… Alcibiade sortant des mains de Louis XIV, perruquier, ne pourrait le surpasser… il a la jambe de Rochester, de Buckingham, de Dorset, de Suckling ; la jambe qui sourit, qui salue ; obséquieuse envers vous et à force de beauté se suffisant ; qui hésite en un tendre juste milieu de séduction et d’arrogance, d’audace et de discrétion ; entre « vous m’adorerez » et « je vous suis dévouée, » votre seigneur et votre esclave en une personne. Une jambe de flux et de reflux, et de raz de marée. Une telle jambe, quand on la voit en devoir de se retirer, va droit au cœur des femmes. Rien ne leur est plus fatal… Valets et courtisans, et highlanders écossais, et aussi le corps de ballet, ainsi que les charretiers, ont des jambes évidentes, assez bien faites. Mais que sont-elles ? Non pas les instrumens modulés dont nous parlons, — simplement des jambes créées pour faire le travail des jambes : brutes muettes. Tandis que la jambe de notre héros, c’est la poésie, l’augure, la vaillance. Il avait une jambe comme Cicéron avait une langue. C’est un luth pour répandre l’harmonie sur sa maîtresse, une rapière pour vaincre son inflexibilité. De fait, une jambe qui contient un cerveau, une âme. Dans ses ombres, se tapit une embuscade ; sa lumière est une surprise. Cela fait rougir, pâlir, murmurer, s’exclamer.


O Cathos, ô Madelon, vous êtes dépassées !