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déchirans que je connaisse dans la littérature romanesque. Sir Austin Feverel, blessé d’un coup mortel par la trahison de sa femme, a édifié sur son infortune personnelle toute une philosophie et élevé son fils d’après un « système. » L’enfant doit arriver ignorant, vigoureux et pur, à « l’âge magnétique, » l’âge des attractions fortes. Son père le mettra alors en présence de la jeune fille savamment choisie qui lui permettra de réaliser l’union parfaite. La vie est plus forte que les systèmes et elle se joue d’autant mieux de nous que ceux-ci nous laissent plus désemparés quand leur armature ne nous soutient plus. A vingt ans, Richard est un superbe adolescent, chaste et ardent. Il voit Lucy Desborough ; il l’aime. Lucy est la santé, la beauté, la jeunesse ; en face de cette apparition merveilleuse, Richard se trouve devant son idéal vivant, la réalisation spontanée de son rêve, l’exquise révélation de la femme et de l’amour. Ils ne peuvent être séparés : leur union semble un décret des destins. Sir Austin lui-même le reconnaîtra, — quand il est trop tard. Richard finirait inévitablement par épouser Lucy ; mais il commence par-là, pour abandonner sa femme presque aussitôt, et essayer de reconquérir le cœur de son père. Quelle singulière conception de l’obéissance chez l’un et de l’autorité chez l’autre ! Quand Richard revient, il est obligé de châtier d’abord le séducteur qui a rôdé autour de son foyer. Il est blessé dans un duel. Lucy meurt, accablée par l’émotion de cette suprême épreuve que tant d’autres ont précédée. Rien ne subsiste du plus beau rêve d’amour, des plus divines promesses.

L’esprit anglais n’est pas moins individualiste que les mœurs : il se plaît à ses propres points de vue, s’y attarde sans s’inquiéter de la peine qu’on peut avoir à l’y suivre ou du plaisir que l’on peut prendre à s’y arrêter avec lui ; il est aussi personnel que le nôtre est social, et l’on peut dire d’un mot qu’il a son « humeur. » Il s’y complaît, il s’y abandonne, largement, avec délices. On cherche souvent bien loin l’explication de l’humour : il prend mille formes ; mais je me demande si, au fond, et dans ce qu’il a d’essentiel, il ne se ramène pas à cette complaisance égoïste de l’esprit pour ses propres dispositions, s’il n’est pas, avant tout, son aptitude à jouer seul. L’humour serait une sorte de sport solitaire, un exercice où se dépense tantôt la saine vigueur de l’esprit et tantôt sa fièvre. S’il se manifeste le plus souvent par un contraste entre l’idée et l’expression, c’est que ce contraste