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lui en offrir. C’est l’ « unobtrusive Mr. Pole : » il n’est pas importun. Lui-même, aussi bien, disparaît parfois sans un mot et tandis que Wilfrid, « sur un yacht qu’il venait d’acheter, allait de port en port, recrutant un équipage d’élite pour une tournée de plaisir que lady Charlotte l’avait chargé d’organiser, » il agonise à Londres dans une chambre d’hôtel, sans que ses filles s’étonnent ou s’inquiètent de ne pas le voir reparaître à la villa où il rentrait chaque soir et modifient en rien « leur train de vie élégant, leurs manèges ambitieux, leurs jeux de bel esprit et de coquetterie[1]. »

Ces jeux mènent assez loin, et nous assistons, entre les couples, à un chassé-croisé singulier qui fait passer un prétendant d’une sœur à l’autre, brouille les préférences comme des cartes avant une partie dont un mariage est l’enjeu. Cornelia Pole, recherchée par un opulent membre du Parlement, sir Twickenham Pryme, baronet, a laissé peu à peu s’établir entre elle et le pauvre organiste de village, — jeune gentilhomme déshérité, — Purcel Barrett, une intimité dont son inexpérience ne pressent pas la portée et qui lui fait manquer sa vie, tandis qu’elle mène le malheureux au suicide. Nous pourrions multiplier les exemples.

Cet individualisme est un trait si essentiel du caractère anglais qu’il est consacré par la loi, dans l’étrange facilité qu’elle accorde au mariage. Les enfans peuvent se marier non seulement sans le consentement des parens, mais encore à leur insu. C’est là pour les romanciers une source inépuisable de situations tragiques, nées la plupart de la contradiction entre le prestige de l’autorité paternelle, plus forte là-bas que chez nous, et la liberté absolue du fils ou de la fille, dans l’acte le plus grave de leur vie. Quoi ! le père élève ses enfans comme il l’entend ; il est leur maître absolu, leur souverain, governor ; il leur partage sa fortune à sa guise, les déshérite à son gré. Mais un caprice de jeune homme, une illusion de jeune fille sont plus forts que sa raison ou que sa volonté. Il ne peut ni empêcher, ni conseiller : il est désarmé devant le fait accompli. C’est toujours par le mariage que commencent les amoureux dans le roman anglais : le reste suit de là. Le reste, c’est, par exemple, dans l’œuvre de M. Meredith, le dénouement de Richard Feverel[2], un des plus

  1. Nous citons, pour cette œuvre, la traduction abrégée de G.-D. Forgues, dans la Revue des 15 novembre, 1er et 15 décembre 1864.
  2. Voyez la Revue des 15 avril, 1er et 15 mai 1865.